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Réserves de substitution : l’eau face aux enjeux climatiques et démocratiques

par | 29 septembre 2021


Mercredi 22 septembre s’est tenue une « Journée d’action contre les méga-bassines de Niort ». Ces réserves de substitution pour l’irrigation agricole servent à stocker l’eau pompée dans les nappes souterraines, principalement en saison hivernale. Le but est d’avoir à disposition un stock d’eau pour l’été, quand les restrictions liées aux sécheresses compliquent l’irrigation des cultures. On compte 41 projets de bassines dans la Vienne et 16 dans les Deux-Sèvres. Pour avoir accès à cette eau, les agriculteurs doivent participer financièrement aux chantiers en devenant adhérents d’une société coopérative anonyme de l’eau. Se pose ainsi la question de l’accaparement de la ressource, mais également de l’impact environnemental de telles retenues. Entretien avec Florence Habets, hydrogéologue et directrice de recherche au CNRS. Elle tenait une conférence aux Roches-Prémaries (86) sur le sujet la veille de la mobilisation.


Le principe de ces réserves est de substituer les pompages réalisés en période de « basses eaux » (printemps/été) par des pompages en nappes souterraines en période de « hautes eaux » (automne/hiver). Ce procédé a-t-il un impact sur les nappes phréatiques ?

Oui, forcément. Il existe différents types de bassines. Ici, dans la région, il s’agit de réserves de substitution. Le mot est important : on substitue des prélèvements ayant lieu principalement en été par des prélèvements ayant lieu principalement en hiver. Cependant, ce remplacement ne signifie pas que l’impact soit nul, loin de là. Pour comprendre, les retenues d’eau peuvent se remplir à partir de l’automne jusqu’à la fin de l’hiver. Or, quand on commence à prélever en automne, on ignore comment vont se passer les six mois suivants en termes de pluviométrie. Le risque serait donc de prélever de l’eau qui viendrait, par la suite, à manquer pour la nappe. Elle n’aurait pas eu le temps de se recharger en pluie. Or, si la nappe est trop déchargée, on peut craindre une réduction de son apport aux débits des rivières. Enfin, on s’attend aussi, dans le futur, à des périodes à la fois plus sèches et plus longues qui pourraient même toucher l’hiver, ce qui pourrait accentuer le problème.

Le fait que l’eau soit laissée à l’air libre induit-il des risques d’évaporation ?

Les bassines sont des retenues un petit peu particulières, assez récentes dans leurs formes, complètement isolées du milieu qui les environne et avec une eau qui va stagner et se réchauffer plus vite. Et bien sûr, plus la retenue d’eau est chaude, plus elle aura tendance à s’évaporer. Il existe certains facteurs aggravant cette évaporation : l’eau est plus susceptible de se réchauffer dans de petites profondeurs, dans des endroits traversés par le vent, sujets à un air sec ou manquant d’ombre. Dans la région, pour donner un ordre d’idée, si la réserve a une hauteur moyenne de dix mètres, on pourrait facilement atteindre les 10% d’évaporation, mais ce calcul pourrait être plus précis si les gestionnaires des bassines partageaient leurs données. En tous cas, les volumes évaporés aujourd’hui ne seront pas les mêmes dans 20 ans, puisque non seulement le climat se réchauffe, mais l’air tend également à devenir de plus en plus sec en valeur relative. De fait, il n’y aura plus assez d’humidité dans l’air pour maintenir une évaporation stable. Alors que si l’air est chaud mais humide, il y a moins, voire pas d’évaporation.

Y a-t-il des risques d’exposition de l’eau à la pollution atmosphérique ?

En effet, les molécules toxiques dans l’air sont susceptibles de retomber dans l’eau des bassines. Si on prend l’exemple des pesticides, on en trouve dans l’air que l’on respire, même en ville, et y compris des pesticides interdits depuis longtemps. Néanmoins, l’axe de pollution majeur est avant tout la pollution diffuse, qui affecte l’eau pompée pour alimenter ces bassines qui, donc, est déjà riche en pesticides et en azote. Le problème de l’azote, c’est qu’il favorise les développements d’algues, générant ensuite des cyanobactéries néfastes pour notre santé et pouvant rendre l’irrigation impropre.

La création de réserves de substitution a-t-elle un effet sur la pollution des sols ?

L’agriculture intensive a appauvri nos sols de différentes façons, notamment en réduisant sa matière organique. Il existe toute une biodiversité dans le sol, tels que des vers ou des champignons qui assurent la bonne santé de la terre. Cette qualité est particulièrement importante dans le sujet qui nous intéresse, puisqu’un sol en bonne santé stocke davantage d’eau, et la fait mieux circuler dans la nappe. Or, en raison de l’agriculture intensive, nos sols sont passés de véritables supports de vie à de simples milieux, ce qui fait que l’on est obligé de lui donner tant d’apports. C’est donc un cycle infernal, qui nécessite que l’on irrigue de plus en plus, parce que l’eau se fait de plus en plus rare. Les bassines permettent également d’intensifier l’irrigation, or l’irrigation intensive nécessite des intrants tels que des nitrates et des pesticides. Et même dans la perspective où ces bassines ne feraient que maintenir le niveau d’irrigation actuel, elles encourageraient malgré tout le maintien d’un système productiviste, reposant en majorité sur des intrants. C’est un vrai problème, parce que la pollution a aussi un coût pour la santé humaine et la biodiversité, dont je pense que l’on sous-estime gravement l’importance.

Les réserves de substitution menacent-elles la biodiversité locale ?

Les chantiers des bassines impactent nécessairement la biodiversité, d’abord à l’échelle locale, en détruisant des habitats. A plus large échelle, elles encouragent ensuite l’agriculture intensive, qui a également des conséquences énormes sur la biodiversité, que ce soit du fait des pesticides utilisés ou du manque de diversité des parcelles, qui restreint les types d’habitats disponibles.

Le dérèglement climatique va causer de nombreuses sécheresses, comment ces bassines vont-elles y résister ?

S’il existe beaucoup d’incertitudes avec le dérèglement climatique, l’augmentation de la durée et de l’intensité des sécheresses fait consensus. Les prélèvements d’eau pour les activités humaines aggravent les conséquences sur les milieux. Tout d’abord, si on se retrouve avec un système agricole reposant en majorité sur des bassines de substitution, cela signifie que l’on aura tout misé sur une consommation d’eau sans doute plus importante que ce que permet le milieu naturellement. De plus, les études scientifiques montrent que le fait d’avoir de l’eau disponible en grande quantité fait que l’on a davantage tendance à la consommer. Or, ces bassines, nous sommes sûrs que leur efficacité de remplissage va diminuer : dans cinq, vingt ou trente ans – c’est impossible à dire – les prélèvements pour l’activité humaine et l’intensification de la sécheresse vont amenuiser les réserves des nappes. Les agriculteurs, devenus dépendants des réserves, pourront les utiliser pour tamponner les sécheresses pendant 1, voire 2 années, mais guère plus. C’est malheureusement un phénomène que l’on peut déjà constater sur les grands lacs, on l’a vu en Espagne et en ce moment en Californie. L’impact est d’autant plus marqué et durable que ces grands lacs mettent ensuite plusieurs années à se recharger, prolongeant ainsi la durée de la sécheresse sur le milieu.

Il faut dire que nous souffrons d’un biais cognitif très fort : nous avons oublié les grandes sécheresses du passé. En France, tout le monde se rappelle de 1976, mais pas de celle qui est survenue au sortir de la seconde Guerre Mondiale. Personne ne la mentionne alors qu’elle était bien plus longue, de l’ordre de trois ou quatre ans. Si une sécheresse telle se reproduisait aujourd’hui, je ne pense pas que nous y résisterions. Pour cause, nous sommes dans une société qui, parce qu’elle a trop optimisé ses rendements, est capable de passer les petits chocs de sécheresse récurrents, mais plus les longues périodes de sécheresse. Or, nous nous dirigeons vers des sécheresses longues, et je ne parle pas de périodes de 6 mois, mais plutôt de sécheresses impliquant trois ou quatre ans de déficit.

La FNSEA présente ces projets de bassines comme favorisant l’agriculture durable car il serait économe de la ressource en eau, s’agit-il d’un argument fondé ?

Certains agriculteurs avancent que l’irrigation permet d’assurer les récoltes, puisqu’elle aide à passer les périodes de sécheresse et à lutter contre le gel. Or, dans un contexte où on se prépare à rencontrer de plus en plus de pénuries d’eau, on ne peut pas dire que les bassines soient vraiment la solution à appliquer en premier. En effet, si on peut avoir besoin d’eau pour pratiquer une agriculture raisonnée, l’inverse ne s’applique pas forcément. Une agriculture durable, mieux réfléchie, serait d’abord une agriculture adaptée aux lieux et au changement climatique. Cet argument avancé par les exploitants de bassines est donc trop simpliste pour être vrai, et s’accompagne d’autres enjeux plus complexes. D’une part, l’un des intérêts des bassines pour les agriculteurs, c’est qu’elles les libèrent des arrêtés de sécheresse en cas de pénurie d’eau, l’eau stockée dans les bassines n’étant pas sujette à ces restrictions. D’autre part, le système agricole actuel oblige les agriculteurs à avoir un accès à l’irrigation pour pouvoir vendre leur production dans une coopérative, il y a même un volume d’eau minimum par hectare imposé. J’ai pu le constater dans le Sud Ouest. De fait, les terres agricoles connectées à une retenue d’eau ont plus de valeur financière lorsque l’exploitation est à vendre.

Quels impacts pourraient avoir les projets de construction de 41 réserves de substitution dans le bassin du Clain ? Des 16 bassines dans les Deux-Sèvres ?

Pour le Clain, environ 80% des prélèvements sont aujourd’hui réalisés en nappes, le reste étant issu de cours d’eau et de rivières. Le remplissage hivernal de ces bassines n’empêchera pas un impact le rechargement des nappes mais, outre les conséquences environnementales, elles posent aussi de véritables enjeux démocratiques. Le problème des fonds dépensés pour ces projets de bassines, c’est qu’ils concernent très peu de monde, en particulier dans la région du Clain : 151 irrigants seulement sont concernés par ce projet de construction de 41 bassines. L’eau constituant un bien public, cette concentration pose énormément question, d’autant plus que l’exploitation locale n’est pas du tout privilégiée : l’eau sert en majorité à alimenter des monocultures de maïs dédiées à l’export. La question de la conditionnalité, c’est-à-dire de l’engagement des agriculteurs à rendre leurs pratiques plus durables et moins polluantes en échange de l’accès à l’eau des bassines est également intéressante, mais les lois actuelles ne la rendent pas effective. L’été dernier, le Comité National de l’Eau a présenté des chiffres impressionnants : d’après un bilan effectué sur l’année 2019 après environ 2000 contrôles, deux-tiers ont révélé des infractions, allant de la falsification mineure à la fraude fiscale. D’un point de vue démocratique, le projet de construction des Deux-Sèvres est l’un des moins pires, en termes de qualité des modèles de concertation. En effet, tous les irrigants, qu’ils prélèvent ou non dans les bassines, ont été consultés et font partie de l’accord. Le fait que certains choisissent de se reposer sur les bassines permet ainsi à d’autres de continuer à prélever directement dans les nappes, cela ressemble donc plus à un projet de territoire que dans le cas du Clain. Dans ce protocole, il y a eu une forme de conditionnalité : les agriculteurs se sont engagés à réduire leur pollution contre le financement majoritairement public de l’eau.

Est-ce que des solutions existent pour permettre aux agriculteurs de s’adapter au changement climatique sans nuire à l’environnement ?

Tous les changements ne dépendent pas des agriculteurs. Ils peuvent néanmoins s’orienter vers une agriculture raisonnée, choisir des cultures moins consommatrices en intrants, l’étape suivante étant de se tourner vers le bio, où l’on utilise ni engrais chimique ni pesticide. Autrement, il existe tout un panel de solutions pour rendre les cultures plus compatibles au milieu, telles que l’agroforesterie, qui permet d’augmenter la biodiversité et de structurer les sols. Les racines profondes des arbres sur un terrain ont également l’avantage de provoquer un effet dit “d’ascenseur hydraulique”, en faisant remonter l’eau dans les nappes, le long des racines, pour alimenter les cultures. De plus, le dérèglement climatique va générer davantage de sécheresse, mais aussi des pluies plus intenses à même de noyer les sols agricoles. Pour leur permettre de résister, les agriculteurs peuvent opter pour des parcelles moins grandes et bordées de haies de sorte à favoriser l’infiltration tout en réduisant la perte par érosion.
Nous sommes dans une région souffrant de problèmes quantitatifs de ressource en eau depuis 25 ans, c’est donc un problème ancien que le réchauffement climatique vient aggraver. Plutôt que réduire ses prélèvements en eau, la solution avancée via ces réserves de substitution est de la prélever à un autre moment. Or, ce que je trouve dérangeant avec ce type de projets, c’est que nous nous trouvons déjà dans une situation de stress hydrique, loin du point d’équilibre entre les ressources et nos usages, et que ces bassines n’incitent pas du tout à revoir nos pratiques.
Énormément d’argent public est investi dans ces projets : 71 millions d’euros, financés à hauteur de 70% par l’Agence de l’eau. Ne pourraient-ils pas être utilisés autrement ? Par exemple en permettant aux agro-exploitants de réformer leurs filières, de se former à de nouvelles pratiques, d’acquérir le matériel et de bénéficier de l’accompagnement nécessaire. A ce titre, une piste intéressante à suivre serait celle des projets de territoire pour la gestion de l’eau, qui insistent pour que ce soit l’ensemble des habitants d’un territoire qui se mette d’accord sur sa répartition et son usage. A ce titre, la loi de 1964 sur le régime de la répartition des eaux et la lutte contre la pollution, qui consistait notamment à investir les redevances dans l’amélioration de la qualité de l’eau, en aidant les industriels à assainir leur production, fournit un exemple de chemin possible.
En somme, il faudrait vraiment penser le système différemment, rebattre les cartes en se demandant quelle agriculture est compatible avec son territoire, le mode actuel d’irrigation n’étant pas soutenable dans la durée, tant pour des raisons qualitatives que quantitatives. Il est maintenant temps de redevenir raisonnable en tant qu’humain, et je ne parle pas seulement des irrigants : nous devons cesser de consommer davantage que ce dont nous avons besoin et surtout, de ce qui est disponible. Ce n’est pas une transition qui est nécessaire, mais une rupture.

Après notre interview, vous donnez aux Roches-Prémarie une conférence sur l’impact cumulé des retenues d’irrigation en compagnie de différentes associations. C’est important, pour vous, d’effectuer ce travail de pédagogie autour de vos recherches ? 

La pédagogie est importante pour moi. Quand on entend le ministre de l’environnement parler de “gisements d’eau” au Varenne de l’eau, confondant ainsi l’eau et le pétrole dans ses déclarations, c’est assez angoissant. Il est donc important de rétablir les bons termes. Je considère que quand on est chercheur et qu’on ne transmet pas la connaissance au-delà des frontières de son laboratoire, on n’a aucune utilité pratique.
On subit une grosse pression de l’agriculture qui veut de l’eau pour irriguer, ce au détriment d’autres usages. De la substitution de l’eau prônée par les bassines à l’augmentation des capacités d’irrigation, il me semble qu’il n’y a qu’un pas, en particulier dans le contexte de ce qui se décide avec le Varenne. Nous avons besoin d’un mouvement de fond pour changer les choses, donc il faut que l’information prenne, qu’un maximum de personnes soient au courant, car l’eau est un bien commun, qui doit être géré collectivement


Propos recueillis par Hildegard Leloué
Photos : Hildegard Leloué

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