Loup y es-tu ? Depuis 2019, le grand canidé fait un retour remarqué dans le nord de la Nouvelle-Aquitaine. Une cellule de veille Loup a été créée dans la Vienne en janvier 2023. Quel risque sa présence représente-t-elle pour l’humain et le bétail ? Une cohabitation harmonieuse avec l’animal est-elle possible ? Interview de Farid Benhammou, chercheur au laboratoire Ruralités de l’Université de Poitiers et professeur de géographie en classes préparatoires, spécialiste du loup.
Que sait-on du retour du loup en Vienne et dans le nord de la Nouvelle-Aquitaine ?
Le loup a officiellement été identifié en Charente-Maritime fin 2019, et début 2020 en Charente. L’année suivante, ce fut au tour de l’Indre, de la Vienne et de la Haute-Vienne. Côté Deux-Sèvres, il y a eu quelques tensions, avec deux spécimens qui se sont échappés de leur refuge en 2020, et l’identification d’un chacal doré (un canidé entre le loup et le renard, pouvant potentiellement s’attaquer aux agneaux).
À l’échelle de l’ex-Poitou-Charentes, c’est surtout la Vienne, et plus particulièrement le Montmorillonais, qui cristallise les inquiétudes. Pour cause, un cadavre de loup a été découvert à Lathus-Saint-Rémy en mars 2021. Depuis cette première attestation officielle de sa présence, plusieurs suspicions d’attaques de brebis imputables au loup ont été enregistrées, dont au moins six pendant le mois de mars de cette année.
La Vienne vient donc d’être classée zone de colonisation du loup, et a été intégrée au Réseau Loup-Lynx. Piloté par l’Office français de la biodiversité (OFB), ce réseau surveille les populations de grands carnivores, et forme les acteurs de terrain à leur appréhension. Les naturalistes, forestiers, chasseurs, éleveurs, élus et membres de certaines administrations qui le souhaitent reçoivent ainsi une formation de deux jours, pour apprendre à reconnaître les indices de présence du loup et s’informer sur les mesures de protection possibles.
Concernant le nombre d’individus en circulation sur le territoire, il est impossible à définir. L’espèce étant capable de se déplacer de plus de 50 km en l’espace d’une journée, il est difficile de savoir si les signalements concernent des loups distincts ou un même individu.
Quelles problématiques le retour du loup soulève-t-il en Vienne ?
La Vienne c’est le département d’ex-Poitou-Charentes qui a l’une des plus fortes concentrations d’élevage ovin en France, avec le sud du Massif central, certaines zones des Alpes et des Pyrénées. Donc forcément, le retour du loup suscite beaucoup d’inquiétudes chez les éleveurs, profession qui rencontre déjà beaucoup de difficultés. Cela génère quelques tensions, mais qui sont pour le moment jugulées, car tous les acteurs jouent une partition raisonnable : je trouve qu’en Vienne, nous avons beaucoup d’acteurs de terrains pragmatiques et intelligents, qui ne sont pas dans un dogmatisme “pro-loup vs anti-loup”, mais dans une volonté de mettre en place les conditions de la coexistence.
À noter tout de même qu’au début, les services de l’État étaient assez mal perçus des éleveurs. Ces derniers ne comprenaient pas la prudence de l’OFB pour statuer si telle attaque relevait ou non du loup. Il faut dire que les techniciens de terrain n’avaient pas le savoir-faire qu’ils ont aujourd’hui, et le sujet est si conflictuel qu’ils préféraient être parfaitement sûrs. Lorsque la présence du loup a été confirmée au printemps 2021 en Vienne, l’État a mis en place un numéro d’appel, et chaque contact déclenche systématiquement un constat de l’OFB. La Direction départementale des territoires (DDT) et la Préfecture ont également créé une cellule de veille Loup en janvier 2023, pour permettre aux services de l’État de présenter toutes les aides disponibles.
Le loup a été complètement éradiqué en France métropolitaine dans les années 1930, comment expliquer son retour dans notre région ?
Le loup est revenu en France à partir du moment où il a commencé à être protégé, via des textes comme la Convention de Berne et la directive “Habitats, Faune, Flore”. Quand il est éliminé, c’est donc désormais de manière illégale (sauf dérogations) et aucune politique d’éradication n’a été menée depuis son retour. C’est parce que les milieux se sont reconstitués, notamment dans les zones alpines, qu’il a amorcé son retour dans les années 1990. A présent dans les Alpes, il n’y a plus de zones libres. C’est pourquoi l’espèce commence à coloniser le Nord-Est de la France, le Massif central et les Pyrénées (il est présent à l’est des Pyrénées depuis la fin des années 1990).
Indépendamment de la question de l’élevage, le loup a sa place dans nos milieux forestiers. Par son rôle de prédateur, il peut contribuer à changer les comportements des grands herbivores (comme les sangliers) qui impactent les forêts et les champs.
Peut-on anticiper les zones géographiques où le loup va étendre son territoire ?
Il est très difficile de prévoir la manière dont le loup se déplace. Ce qu’il est facile de prévoir, en revanche, ce sont les territoires où sa venue poserait problème. Partout où vous avez des lots d’animaux dispersés, avec peu de présence humaine, des clôtures de mauvaise qualité et des boisements de-ci de-là, vous pouvez être certain que le retour du loup sera problématique.
Un préjugé au sujet de son expansion, c’est d’imaginer que si on laisse les loups se développer sur un territoire, ils vont proliférer jusqu’à le saturer totalement. C’est une logique d’élevage industriel de penser ainsi ! En réalité, le nombre de loups sur un territoire est fini, car adapté aux ressources alimentaires d’une zone. Or, comme les ressources alimentaires sont limitées, le nombre de loups l’est aussi. Il faut savoir qu’une meute évolue sur une zone de 150 à 300 km2 environ. Deux fois par an, lorsqu’elle est trop pleine, des jeunes loups des années précédentes partent. Ils peuvent alors parcourir quelques dizaines, centaines, voire milliers de kilomètres dans certains records. Ce sont eux, les individus que l’on voit apparaître un peu n’importe où, et qui s’installent parfois durablement sur un territoire lorsqu’ils rencontrent un congénère du sexe opposé. Mais avant que cela n’advienne, des zones peuvent être traversées et fréquentées très longtemps par des loups, sans qu’il n’y ait installation. Il peut y avoir aussi installation sans reproduction. Dans les Pyrénées Orientales, par exemple, on trouve quasiment tous les ans des traces de la présence du loup depuis la fin des années 90. Approximativement 25 ans plus tard, nous n’avons toujours pas la preuve qu’il y ait eu reproduction.
Faut-il s’inquiéter des risques que représente le loup pour l’humain et le bétail ?
Côté éleveurs, l’inquiétude est légitime puisque notre département fait partie d’une grande région d’élevage avec des lots dispersés, et que nous ne possédons pas tous les éléments de préparation. Par exemple, la réflexion concernant les chiens de protection est bien avancée, mais leur éducation prend entre un et deux ans. L’ampleur des dégâts potentiels est cependant à relativiser : en France, 75% des élevages concernés par des attaques de loup n’ont subi qu’entre une et deux attaques en 2021. Cela signifie que le loup est gérable dans la grande majorité des cas, et ne menace pas la profession. La preuve en est : quand on regarde les statistiques de santé économique et d’effectifs d’élevage ovin en Auvergne-Rhône-Alpes et PACA, les deux grandes régions de concentration des loups, le nombre d’éleveurs est stable ou en déclin léger. Les élevages, ovins notamment, ont même tendance à décliner plus vite dans les zones où il n’y a pas de loups.
Côté humains, il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Évidemment, le risque zéro n’existe pas, mais si on réfléchit de manière statistique et sereine, le loup ne représente pas de menace sérieuse. C’est un animal sauvage, et comme tout ce qui relève de la nature, il n’est ni bon ni mauvais par essence – il est, tout simplement. En revanche, il s’agit d’un animal curieux qui peut avoir tendance à suivre l’humain dans ses déplacements. C’est justement comme cela que nous l’avons domestiqué pour en faire le chien ! Bien que très différents sur le plan de l’évolution (nous descendons des primates et eux des canidés), nous appartenons à des niches écologiques très proches. Comme le loup, l’Homo Sapiens était un chasseur opportuniste capable d’interaction, y compris avec des individus d’autres espèces.
Comment expliquer que le loup soit si mal-aimé, malgré sa proximité avec l’humain ?
En fait, les préjugés qui entourent le loup viennent principalement de l’ignorance. L’animal n’a commencé à être étudié scientifiquement qu’à partir des années 1960-70 ! Les loups enragés ont également beaucoup traumatisé les sociétés, en attaquant en plein jour. Certains loups anthropophages ont aussi pu, très ponctuellement, nourrir ce traumatisme. Enfin, certains titres de presse ont été vecteurs d’images très négatives du loup en le dépeignant comme un mangeur d’hommes, y compris à des périodes où il n’y avait plus d’attaques. Cette peur a infusé des contes et des légendes où le loup joue quasi systématiquement le mauvais rôle (Les Trois Petits Cochons, Le Petit Chaperon Rouge, etc.) et ils sont encore très prégnants aujourd’hui.
Quelles mesures de protection peuvent être mises en place ?
Les territoires sont classés en cercles compris entre 1 et 3, de façon à débloquer des aides financières pour la protection des troupeaux, l’acquisition et l’entretien de chiens de protection. En Vienne, nous venons de passer en “zone possible d’expansion” du loup (cercle 3) et certaines communes en “zone de prédation probable” de loup (cercle 2). Ces cercles sont nécessaires et bien pensés, mais pas toujours suffisants, ces dispositifs ayant été plutôt pensés pour des considérations montagnardes à l’origine. Il y a donc des choses à réinventer, pour éviter que les éleveurs ne se tournent vers la fausse solution de facilité qui serait de tirer sur les loups.
C’est pourquoi la priorité, selon moi, est de déterminer comment contraindre le loup pour éviter qu’il ne fasse des dégâts. En l’empêchant de commettre des attaques, on protège tout un système incluant les éleveurs, leurs bêtes, et les loups (qui pourraient être blessés ou tués en nuisant aux troupeaux). À ce titre, l’électrification des clôtures se présente comme une solution intéressante. La contrainte, néanmoins, c’est qu’il faut qu’elles soient parfaitement entretenues pour fonctionner, la végétation pouvant empêcher le passage du courant. On peut également installer des fladeries, soit des petites banderoles que l’on fait flotter le long des clôtures pour effrayer l’animal, et placer des éclairages à des endroits stratégiques. Mais les loups peuvent s’habituer.
Les chiens de protection ont aussi leur rôle à jouer. Il y a d’ailleurs toute une réflexion à mener à leur sujet, puisque la difficulté en Vienne, en Haute-Vienne, en Charente et dans les Deux-Sèvres, c’est qu’on a beaucoup d’élevages de plein air, avec des lots dispersés. De fait, un éleveur n’a pas forcément toutes ses bêtes à proximité, ce qui rend la mise en place de chien de protection difficile. Il faut également réfléchir à la question du vivre-ensemble avec les riverains, par exemple lorsque ces chiens évoluent dans un espace sans clôture alors qu’il peut y avoir du passage autour.
En somme, le loup est un animal qui a besoin d’être déstabilisé, pour lui faire comprendre qu’il n’a pas sa place près des troupeaux. De façon générale, je ne pense pas qu’éliminer systématiquement les loups soit la solution. On peut se contenter de tirs douloureux (avec des balles en caoutchouc ou en gros sel), plutôt que létaux. De même, les éliminations systématiques des loups dès leur arrivée sur un territoire, comme c’est le cas dans l’Est de la France, sont contre-productives ; car elles auraient tendance à retarder la mise en place d’un certain nombre de mesures de protection.
Comment mettre en place la cohabitation la plus harmonieuse possible, entre les éleveurs et les loups ?
Personnellement, je m’inscris dans une réflexion qui considère que les pouvoirs publics ont un rôle à jouer dans la gestion du retour du loup – rôle qu’ils jouent plutôt bien par ailleurs, notamment à l’échelle du département. Mais je pense aussi qu’il faut compléter cela par des éléments sur lesquels l’État n’a pas forcément de prise : en particulier ce qui relève du dialogue culturel, d’une certaine libération de la parole. Parce que les gens ont besoin de se parler, et l’avantage du loup, c’est qu’il génère du dialogue. Dans beaucoup de secteurs, on pourrait dire qu’il provoque des disputes, mais ce n’est pas le cas en Vienne, pour le moment. Il faut que la parole circule, car très souvent, ce sont des malentendus, des procès d’intention ou des médiatisations maladroites qui génèrent des tensions avec les pouvoirs publics ou entre les acteurs concernés par le retour du loup.
En résumé, cohabiter de façon harmonieuse, cela nécessite d’écouter et d’aider les éleveurs par des moyens techniques. Ensuite, il s’agirait d’associer les acteurs agricoles, les chercheurs et les citoyens, pour réfléchir à une vraie pérennisation de la filière ovine dans la Vienne.
Vous défendez l’idée que malgré les problèmes qu’il soulève, le retour du loup peut amener des éléments positifs. En quoi est-ce le cas ?
Le loup fonctionne comme un révélateur. Lorsqu’il arrive dans des systèmes agricoles qui ne sont pas durables, sa présence met en lumière les dysfonctionnements et les exacerbe. De quelles problématiques parle-t-on ? Côté revenus, l’élevage ovin est l’une des filières qui bénéficie du moins d’aides alors qu’elle nécessite souvent peu d’intrants, et repose sur la ressource extrêmement durable qu’est le pâturage. D’un point de vue relationnel ensuite, les éleveurs et les agriculteurs se trouvent généralement dans une position ambiguë vis-à-vis de la société. Hormis ceux qui travaillent en vente directe, ils sont à la fois saignés de toutes parts par leurs intermédiaires, et privés du contact humain avec le consommateur. La profession traverse une véritable crise, qui se manifeste par le fait qu’aujourd’hui, sur le territoire de la Communauté de Communes Vienne & Gartempe, la moyenne d’âge des éleveurs est de 51 ans. Lorsqu’ils seront à la retraite dans dix ans, qu’adviendra-t-il de leur ferme ? Le retour du loup charrie avec lui l’opportunité de réunir les acteurs autour de la table pour entendre les difficultés qu’ils traversent, et repenser ensemble un système agricole plus durable. C’est l’occasion d’imaginer un système qui pourrait non seulement intégrer les loups, mais aussi permettre aux éleveurs et aux agriculteurs de mieux vivre, aussi bien par rapport à leur environnement que vis-à-vis de leurs collègues et du reste de la société.
Propos recueillis par : Hildegard Leloué
Photo portrait : Hildegard Leloué / Photo haut de page : M. Zonderling via Unsplash