Pacifier le passé, préparer l’avenir. Depuis 2018, l’écolieu Les Jardins de la Source, à Gémozac (17), accueille des adolescents en provenance de toute la France pour des séjours dits « de rupture ». L’enjeu est de leur permettre de se reconstruire après des parcours de vie difficiles, en s’appuyant sur la nature et le lien à l’autre. Entre équipe éducative, résident·es et touristes solidaires, les jeunes bénéficient d’une mixité sociale propice à leur réinsertion dans la société. Reportage à l’occasion d’une journée portes ouvertes, fin mars.
“C’est à la fois un lieu de vie, de travail et de socialisation”, introduit Claire Jeauneau, co-fondatrice de la SCOP Les Jardins de la Source, en arpentant les allées du vaste domaine. “Il permet à des jeunes en grande souffrance, souvent confrontés à des problématiques de violence et de délinquance, de construire des fondations solides pour le reste de leur vie”. En 2018, elle et son mari Bertrand, tous deux chefs de service dans des associations de protection de l’enfance en région parisienne, ont réalisé leur rêve : créer un lieu d’accueil temporaire pour les jeunes considérés comme “incasables”. Sa particularité : faire de l’ouverture à l’autre et de la relation à la nature les fondamentaux du travail pédagogique. Ils ont ainsi posé leurs valises à Gémozac, au cœur de la Saintonge romane, pour proposer des programmes de remobilisation de six mois, prolongeables en cas de besoin.
“Historiquement, la plupart des séjours de rupture se déroulent en Afrique. Nous voulons montrer qu’il n’y a pas besoin de partir si loin, qu’on peut trouver la paix nécessaire à la reconstruction en campagne”, soutient l’éducatrice, en se dirigeant vers les champs de la propriété. Chemin faisant, elle croise Kenzo, l’un des six adolescents du programme, dont la présence est financée par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Le sourire mutin et le verbe haut, il réclame un câlin à la pédagogue. Après avoir fait le constat que “ce dont manquent le plus ces jeunes, c’est d’amour”, les co-fondateurs du lieu ont misé sur un cadre familial, basé sur l’affection, pour permettre à ces garçons souvent ballottés de foyers en foyers de se reconstruire sous de meilleurs auspices.
Aujourd’hui, l’initiative dépasse largement le projet du couple : huit salarié·es composent l’équipe éducative, avec la supervision d’un psychologue. La structure accueille également des touristes solidaires, des duos parent/enfant en difficulté, des bénévoles ; et même quelques résident·es permanent·es qui, séduit·es par le lieu, ont décidé de s’y installer. “C’est la diversité des personnes présentes qui permet aux jeunes de s’ancrer dans la normalité et de préparer leur réinsertion”, résume Bertrand Jeauneau.
Pas à pas, se relever d’une enfance difficile
“T’as loupé un couplet frère !”. Du rap de Ninho aux balades pop de Christophe Maé, les titres s’enchaînent, pendant le concert organisé par les adolescents des Jardins de la Source. Depuis six mois, une musicienne vient les faire répéter chaque semaine, pour développer leurs compétences musicales et aboutir à une représentation dont ils puissent être fiers. D’autres activités sont proposées à ces jeunes déscolarisés le temps du séjour, pour accroître leur capacité d’écoute, de travail en collectivité et leur créativité. Chaque matinée de semaine débute ainsi par trois heures de chantier collectif. Jardinage, construction, peinture, création de panneaux de signalisation… Ces travaux manuels leur permettent de développer des savoir-être et des savoir-faire, tout en contribuant à enrichir le lieu dans lequel ils vivent. L’après-midi est ensuite dédié à la musique, l’équithérapie, le sport, ou encore le suivi individuel des projets professionnels et personnels. Autres temps forts du programme de remobilisation : une randonnée en montagne et un séjour en bateau à voile, pour se confronter à ses limites et apprendre à les surmonter grâce au collectif.
“Si je n’avais pas connu cet endroit, je pense que ma vie serait fichue”, confie Antonio, le regard perçant sous ses lunettes aux verres bleus, surmontées de guépards dorés. Après un parcours familial difficile, le jeune homme de 16 ans a frôlé la mort, suite à une surconsommation d’alcool. “Mon cœur a cessé de battre. Et puis je me suis dit : je ne peux pas m’arrêter là.” Le début d’une prise de conscience, et d’une envie de se battre pour reprendre le contrôle de sa vie, par une prise en charge aux Jardins de la Source. S’il concède que tout n’y est pas parfait, il ne regrette en rien son choix. “Ici, c’est une famille. Une famille dans laquelle on se dispute, parfois ; mais où on apprend aussi à communiquer, à présenter des excuses sincères, évoque-t-il. Tu travailles sur tes plaies pour en faire une force, et au bout du compte, c’est comme s’il y avait une nouvelle personne qui se régénérait en toi.” Une fois son séjour de rupture terminé, Antonio envisage de mettre le cap vers le sud et d’intégrer un bac pro commerce. Son objectif à long terme : obtenir la garde de son petit frère, placé en foyer depuis ses plus jeunes années. “Je sais que quand je sortirai d’ici, je rentrerai dans les clous, formule-t-il avec confiance. C’est pour lui que je fais tout ça.”
Réapprendre à faire société, au contact des humains et des animaux
Cliquetis des pinces sur le métal. Comme chaque dernier samedi du mois, l’écolieu ouvre ses portes aux habitant·es du territoire qui viennent contribuer aux chantiers participatifs, en synergie avec les résident·es permanent·es et temporaires du lieu. L’objectif du jour : clôturer le périmètre de la mini-ferme pédagogique en construction, un espace destiné à accueillir cochons, ovins et autres animaux de la basse-cour. L’idée est d’en faire un lieu ressource pour le territoire, où tout un chacun pourra venir observer les animaux et profiter de leur présence ; y compris les jeunes en programme de remobilisation. “C’est le faire ensemble qui permet de se rencontrer, en prenant soin de la nature et des autres”, affirme Claire Jeauneau en caressant Babe, le cochon nain de l’écolieu. “Quand les garçons arrivent, ils ne savent pas toujours comment exprimer ce qu’ils ressentent. L’animal devient alors prétexte à la discussion : il permet d’établir un contact humain sans avoir à parler directement de soi.”
C’est Nicolas qui préside Graine d’En Vie, l’association structurant la ferme en devenir. Ce formateur en produits frais fait régulièrement le déplacement depuis l’île d’Oléron avec sa compagne, Marie, pour partager des moments conviviaux avec les habitant·es de l’écolieu et leur prêter main forte. Les Jardins de la Source sont en effet ouverts aux “touristes solidaires”, c’est-à-dire aux personnes désireuses de s’investir dans la vie collective, en échange d’un hébergement à petit prix au sein d’un des gîtes de la propriété. “On voulait faire en sorte que le lieu ne soit pas centré sur les problématiques des jeunes, développe Bertrand Jeauneau. Leur montrer qu’on peut s’intéresser à eux sans être payés pour.”
Les touristes solidaires apportent également leurs expériences et leurs témoignages de vie, dont la diversité profite aux adolescents. “Ils représentent une véritable bouffée d’oxygène, et ils les incitent à donner le meilleur d’eux-mêmes, à travailler sur l’image qu’ils renvoient”, ajoute Claire Jeauneau. De quoi réviser certains stéréotypes, et faire rencontrer des univers peu habitués à se côtoyer. “Une fois, pendant un chantier collectif, l’un des garçons a sympathisé avec un bénévole. Il n’en revenait pas quand il a découvert qu’il était policier !”, se remémore Paul Sotto dans un rire. Ce dernier est le président des Amis de la Source, une association soutenant financièrement les jeunes ayant achevé leur programme de remobilisation.
Élargir la notion de famille
“Il faut tout un village pour élever un enfant”, sourit Adeline, résidente permanente du lieu, en allaitant son fils Sémo (“graine”, en espéranto). Elle et Kévin, son compagnon membre de l’équipe éducative, sont tombés sous le charme des Jardins de la Source au point d’y installer leur Tiny House, il y a deux ans. Adeline exerce son métier d’institutrice à l’extérieur, tout en accompagnant de façon informelle les adolescents du programme de remobilisation sur son temps libre. Elle guide par exemple Kenzo dans son projet d’accomplir un CAP petite enfance, et conduit Pierre, tout juste majeur, auprès des entreprises qu’il souhaite démarcher pour ses stages. “J’adore les voir évoluer au quotidien, être témoin de ce qu’ils sont quand ils arrivent et quand ils repartent”, livre la jeune mère. Là est toute l’essence des Jardins de la Source : un cadre de vie favorisant l’échange et le partage, propice à nouer des relations dépassant les liens du sang et la mission strictement pédagogique des équipes éducatives. Une manière de faire société sans se couper du monde extérieur, et d’élargir la définition de ce qu’est une famille.
Claire et Bertrand sont à l’origine de ce projet, mais c’est tous ensemble qu’on parvient à le faire vivre. L’identité du lieu, c’est le collectif.
En outre, l’écolieu pratique l’accueil familial. Autrement dit, il permet à des parents dont les enfants sont placés par l’ASE de passer du temps ensemble dans un cadre sécurisant, où ils pourront bénéficier de l’accompagnement éducatif nécessaire. De fait, l’ouverture du lieu à différents groupes de personnes permet aux adolescents de comprendre ce qui relève de la famille fonctionnelle, mais également de contribuer, à leur échelle, à l’éducation d’enfants en bas-âge. “Les jeunes participent, par exemple en aidant à préparer et donner le repas”, explique Céline, qui vit ici avec son fils depuis quatre mois, pour apprendre à mieux gérer ses colères.
C’est cette dimension collective que Pierre retient particulièrement de son séjour en passe de s’achever. “Chaque personne apporte sa touche personnelle au lieu, et colore l’expérience que l’on a du séjour”, dépeint le jeune homme, qui a particulièrement travaillé sur l’appréhension de ses émotions. “Le périple a été long, à la fois dur et enrichissant, et les rencontres que j’ai faites ont beaucoup contribué à ce cheminement”. Le cadre familial proposé par Les Jardins de la Source a justement permis au jeune adulte de ressouder ses liens avec sa famille biologique. “L’avant-après est tout simplement magique”, témoigne sa mère avec émotion. “Nos relations sont beaucoup plus apaisées.”
Ancrage à la nature et projets futurs
“Ce qui nous tient à cœur, c’est le rapport au vivant“, souligne Claire Jeauneau, sa voix couverte par le léger murmure de la Chassière, le ruisseau local qui serpente au milieu des Jardins de la Source. Avec ses 2,5 hectares, l’écolieu se présente comme un véritable écrin de nature, dans lequel cette dernière participe pleinement au travail de reconstruction des jeunes. En effet, outre le travail régulier de la terre et la présence bénéfique d’animaux, l’objectif du programme est “de leur permettre de s’enraciner” dans un lieu sain, où ils se sentent suffisamment en confiance pour créer des attaches. Et quoi de mieux pour s’enraciner que de planter un arbre ? Chaque année, pendant le week-end de l’Ascension, a lieu la fête de l’Envol. Le principe : célébrer le travail accompli par les jeunes dont le séjour touche à sa fin. Pour ce faire, chacun d’entre eux reçoit un petit arbre de métal nu, sur lequel il enfilera des perles offertes par les personnes rencontrées pendant son séjour, chacune étant associée à un souvenir partagé. Dans un second temps, ils retroussent leurs manches pour planter un véritable arbre, qui leur est personnellement associé. “De la même manière que l’arbre s’ancre dans la terre pour grandir, le jeune pourra s’appuyer sur les fondations qu’il a construites ici pendant toute sa vie”, résume l’éducatrice. “L’objectif, c’est de lui donner à la fois des racines et des ailes.”
Point d’orgue du programme, la cérémonie de l’ ”Arbre à Soi” se déroule en présence de toutes les personnes qui ont assisté à l’évolution du jeune, pendant son séjour. “L’arbre symbolise cette terre sur laquelle il pourra toujours revenir”, indique la co-fondatrice du lieu. Pour tenir cette promesse, Les Jardins de la Source envisagent de créer leur propre écovillage, autrement dit d’aménager une partie du terrain en logements permanents ; avec l’accompagnement de la Coopérative Oasis. Claire et Bertrand ne comptent cependant pas s’arrêter là : le couple projette la création d’une école alternative, à la pédagogie inspirée de la méthode Freinet. L’expérience du vivant y serait utilisée comme support d’éducation. Autre ambition : aménager un tiers-lieu dans la grange, pour ouvrir encore davantage la structure vers l’extérieur. Dans ce foisonnement de projets, l’idée directrice est toujours la même : partager les plaisirs d’une existence simple, et faire en sorte que ce mode de vie – enrichi d’une grande diversité sociale – profite à l’éducation des adolescents. De quoi réparer l’enfer des enfances difficiles, et permettre à ces jeunes d’être et de renaître au monde.
Rédaction et photos : Hildegard Leloué
Photo haut de page : Claire Jeauneau