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“La connaissance est la meilleure arme pour s’adapter à notre environnement”

par | 13 décembre 2019


Après le show scientifique, le livre. Hé…la mer monte ! c’est la réunion d’Eric Chaumillon, professeur en géologie marine à l’Université de La Rochelle et spécialiste des environnements littoraux, de Mathieu Duméry plus connu sous son nom de youtubeur Professeur Feuillage, et du dessinateur de presse et de bande dessinée Guillaume Bouzard. Sur scène comme sur le papier, ils usent de leur complémentarité pour partager avec autant de sérieux que d’humour les connaissances sur la montée du niveau des mers, les projections, mais aussi les solutions que la nature offre si on la laisse faire. Un puits de sciences accessible à tous afin de sensibiliser le plus large public aux enjeux du changement climatique. Le livre est une co-édition Plume de carotte-Parc naturel régional du Marais poitevin. Interview d’Eric Chaumillon.


Quelle est la situation actuelle de l’élévation du niveau des mers, observe-t-on une accélération du phénomène ?

Depuis une trentaine d’années, la moyenne globale planétaire de l’élévation du niveau des mers est de 3,2 mm par an. A titre de comparaison, au 20ème siècle on était à 1,1 mm par an. Donc oui, il y a vraiment une accélération très forte. Deux types d’instruments permettent de mesurer cette élévation : les altimètres qui sont embarqués sur des satellites, et les marégraphes qui sont accrochés à des supports dans des ports. Et les deux méthodes convergent.

Quelles sont les causes principales de cette montée du niveau marin ?

Elles sont au nombre de trois : la fonte des glaces au niveau des pôles, la fonte des glaces au niveau des continents, en particulier dans les zones de montagnes, et enfin le réchauffement des océans, et donc leur dilatation. Quand on additionne les contributions de chaque cause, on retrouve la même valeur de 3,2 mm par an. Ce qui est vraiment démonstratif, c’est que chaque donnée provient d’une communauté scientifique particulière. Des scientifiques surveillent les glaces des pôles, d’autres les glaces des continents et des chaînes de montagnes, et d’autres encore mesurent la température des océans et en déduisent leur dilatation. Ce sont des centaines voire des milliers de personnes qui travaillent sur ces sujets et qui ont des résultats convergents. C’est pour cela qu’il n’y a pas de mise en doute de cette élévation du niveau des mers, et de son accélération.

Quelles sont les projections pour les décennies à venir ?

La première chose qu’il faut dire c’est que si les projections sont variables, ça n’est pas tant la faute des modèles géophysiques que celle des hommes et de l’impossibilité de savoir comment nous allons politiquement évoluer, en termes de politique énergétique et de démographie notamment. Ceci dit, dans le dernier rapport du  GIEC  sorti fin septembre, deux scénarii sont présentés : tout d’abord un scénario optimiste où on va arrêter de produire des gaz à effet de serre et où on va tendre vers la neutralité carbone. Dans ce cas-là on aurait une élévation du niveau des mers à la fin du 21ème siècle de l’ordre de 40 cm. Deuxième scénario, on ne fait rien et on continue le business comme d’habitude, et là en 2100 on sera à 1,1 mètre dans le pire des cas. Dans ce rapport du GIEC, toutes les hypothèses ne sont pas prises en compte, on prend celles qui sont les plus robustes et qui ont une certaine redondance dans les publications scientifiques. Mais il faut avoir conscience que des glaciologues travaillent en particulier sur la fonte de l’ouest Antarctique qui est, avec le Groenland, l’endroit qui fond le plus et qui contribuera le plus à l’élévation du niveau des mers dans les siècles prochains. Or ces glaciologues pensent qu’il pourrait y avoir des fontes catastrophiques conduisant à des élévations bien plus importantes que 1,1 m. Donc finalement, l’hypothèse pessimiste du GIEC n’est pas l’hypothèse la plus pessimiste de la communauté scientifique. Quand vous lisez certains papiers dans les meilleures revues internationales ça fait effectivement froid dans le dos, il y a même des collègues qui ont été jusqu’à 2 mètres en 2100. Et là, il n’y aurait aucune capacité d’adaptation dans un territoire comme la Charente-Maritime.

Le sujet est très sérieux, mais vous avez pris le parti d’en rire en vous entourant, pour le show scientifique comme pour le livre, du youtubeur Mathieu Duméry et du dessinateur Guillaume Bouzard. Pourquoi ce choix de l’humour et du décalage?

Cela vient de plusieurs observations, liées à ma pratique scientifique tournée depuis plusieurs années vers la diffusion des connaissances auprès du grand public. Première constatation, les conférences grand public, le soir, n’attirent pas beaucoup de monde. Deuxième chose, je touchais essentiellement des personnes âgées et très peu de jeunes. Or les problèmes dont je parle et les changements de point de vue que je préconise sont vraiment importants pour la jeune génération puisque ce sera à elle de traiter ces problèmes-là. Troisième point, je suis scientifique et je me limite aux faits scientifiques, or les nouvelles ne sont pas très bonnes et j’observais qu’à la fin des conférences les gens étaient un peu plombés par mon discours. Alors pour faire venir plus de jeunes, plus de gens, et sortir de cette problématique du constat scientifique un peu glaçant, l’idée m’est venue de travailler avec des humoristes. A nous trois on réunit différentes sensibilités. Dès l’instant où on a inventé le concept, on a eu la réponse attendue : on a quasiment rempli une salle de 900 places, avec beaucoup de jeunes, et tout le monde a rigolé pendant 1h45.

Par ailleurs, Hé… la mer monte ! nous apprend que la nature elle-même peut apporter des solutions face à la montée du niveau marin. Il y a encore une part pour l’optimisme !

Dans notre domaine de recherche et dans nos travaux scientifiques, il est souvent question de l’ingénierie côtière qui, depuis des années, ne préconise qu’une chose pour se protéger : construire des digues. Ce que j’ai constaté en parlant avec des élus et des gestionnaires, c’est qu’elles sont extrêmement coûteuses et que si les projections d’élévation des mers sont identiques aux projections pessimistes, on n’aura pas les moyens de tout défendre, il faudra faire des choix. Il était clair qu’il fallait réfléchir à d’autres solutions, et on n’est pas les premiers à l’avoir fait. Alors, qu’est-ce qu’on constate ? Au bord de la mer, les terres sont basses, ce qui est absolument anormal puisqu’à chaque fois que la mer inonde elle apporte des sédiments, elle est chargée en sable ou en vase. Ce qui s’est passé c’est qu’en interdisant la mer d’entrer dans les sols, on a privé ces sols d’apports en sédiments et ils sont restés bas, et même pire ils se sont affaissés en raison du tassement naturel et des activités humaines qui contribuent à leur enfoncement. Donc l’idée, c’est de se dire que si on restaure les systèmes naturels, le fonctionnement naturel des côtes, on va laisser la mer inonder, apporter des sédiments, et les sols vont s’adapter à cette élévation du niveau des mers. Les résultats préliminaires que l’on a montrent que ça marche. Dans les zones que l’on “dépoldérise”, où on laisse des brèches se faire, on voit que très rapidement les sédiments marins remontent et rattrapent le niveau de la mer. Finalement si on laisse faire ces vastes zones naturelles, on a tout un tas d’avantages : comme je viens de l’expliquer le sol s’élève, quand il y a une tempête l’eau peut être dispersée dans ces zones naturelles au lieu de s’élever et d’attaquer des zones à fort enjeu, cela atténue l’énergie de la mer et ce sont des réservoirs de biodiversité qui sont incomparables. Enfin, ce sont les écosystèmes terrestres qui piègent le plus de carbone, et on a besoin de piéger du carbone aujourd’hui…

Quand vous créez ce show décalé et que vous l’adaptez en livre pour rendre la connaissance accessible au plus grand nombre, avez-vous le sentiment de sortir de votre posture de scientifique ? Y a-t-il une forme d’engagement citoyen ?

C’est une discussion qu’on a déjà eue avec des collègues. Pour faire simple il y a trois catégories de scientifiques : ceux qui n’ont absolument pas l’objectif que leurs travaux influent sur les politiques environnementales et les politiques en général; ceux qui se disent qu’éventuellement ça peut servir mais pour qui ça n’est pas l’objectif premier; et enfin ceux qui se disent qu’il faut que ça serve, que les recherches doivent sortir du cercle restreint des scientifiques pour être directement utilisées par les sociétés puisque finalement, la connaissance est la meilleure arme pour s’adapter à notre environnement. Je suis clairement positionné dans la troisième catégorie. Je pense que nos sociétés modernes, qui se sont écartées de la nature, la comprennent de moins en moins bien, à tel point que nos dirigeants sortent d’écoles où l’on n’étudie pas les sciences de la nature, le fonctionnement d’un écosystème, la géophysique du climat, la sédimentation etc. Face au péril global, il y a urgence à ce que la connaissance sorte de la tour d’ivoire des universités. Pour moi c’est très important. Nous évoquions les différents chiffres à propos des projections sur l’élévation du niveau de la mer, imaginez une personne lambda qui ne lit pas trop souvent le journal et qui écoute d’une oreille distraite la radio ou la télé, forcément pour elle c’est le bazar, et la réaction face à cela c’est le scepticisme. C’est ce qu’on voit à l’heure actuelle, les gens doutent de tout et ça c’est très mauvais parce que ça génère une défiance vis-à-vis du monde scientifique, alors qu’il est complètement dévoué aux sociétés. Nous sommes au service des sociétés.


Propos recueillis par Hélène Bannier
Photo : Parc naturel régional du Marais poitevin

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