Barthélémy Antoine-Loeff se revendique comme “éleveur d’icebergs”. En résidence au fablab des Usines à Ligugé (86), l’artiste-plasticien multiplie les projets en lien avec la fonte des glaces, tel que “La Manufacture Poétique d’Icebergs Artificiels”. Une expérience artistique pour se projeter, avec poésie et gravité, dans les conséquences du dérèglement climatique et d’une potentielle exploitation commerciale de l’Antarctique. L’œuvre sera visible à partir d’avril 2023. Rencontre et explications.
“Éleveur d’icebergs”, qu’est-ce que cela signifie ?
Éleveur d’icebergs, c’est un personnage que je me suis créé au moment de la pandémie. Pour pallier la fermeture des lieux d’exposition, j’ai eu l’idée de transporter avec moi l’une de mes œuvres, Tipping Point, chez des particuliers. Depuis deux ans, je fais voyager ce glacier éternel, placé sous une cloche en verre, de salon en salon pour des séjours de deux semaines environ. Régulièrement nourri par une goutte d’eau, ce glacier « sous perfusion » de cinq à six centimètres à peine évolue dans une zone grise : il se situe à l’instant charnière où il est impossible de déterminer s’il est en train de mourir ou de renaître.
L’idée de cette démarche d’éleveur d’icebergs, c’est de créer une chaîne, un relai poétique pour parler de la disparition des glaciers, puisque chaque famille qui le reçoit veille sur lui pour les suivantes. À moins de vivre au pied d’une montagne, on ne se rend pas forcément compte de ce que représente vraiment leur disparition en termes d’impact sur les écosystèmes. Ramener un tout petit bout de cette cryosphère chez soi peut favoriser cette prise de conscience. Le terme d’éleveur renvoie donc à l’idée de faire grandir physiquement (en prenant soin, comme on pourrait le faire d’un animal ou d’un enfant), tout en évoquant l’élévation intellectuelle, liée à la prise de conscience.
Autrement, j’aime bien dire que je suis atteint de “nordicité”, un terme inventé par le géographe et linguiste canadien Louis-Edmond Hamelin pour caractériser l’attrait envers les zones polaires. J’entretiens une connexion forte avec ces régions-là : elles m’attirent tant physiquement que poétiquement, avec leur lumière, leur sonorité particulière. Ce sont des espaces qui nous font nous sentir minuscules, en nous ramenant à notre dimension humaine.
En quoi consiste votre œuvre en cours de réalisation, “La Manufacture Poétique d’Icebergs Artificiels” ?
C’est un projet sur lequel j’ai travaillé avec des scolaires en 2017, autour de la notion d’icebergs et des imaginaires qui l’entourent. Les icebergs sont des éléments voués à disparaître dès lors qu’ils naissent, à l’inverse des glaciers qui, eux, sont « éternels » dans l’imaginaire commun. En 2017, la barrière de Larsen C en Antarctique perd 5 800 km2 de glace… un gigantesque iceberg qui est devenu le symbole d’une cryosphère fragilisée à cause de l’activité humaine. Cela nous a conduit à nous demander si nous ne pourrions pas créer de nouveaux icebergs pour “réparer le climat”, entre fiction ironique et réalité fantasmée. Nous sommes donc partis sur l’idée d’inventer un “étalon iceberg”, une unité de mesure pour mettre en perspective la disparition de la cryosphère. C’est de ce travail qu’est née La Manufacture Poétique d’Icebergs Artificiels, actuellement en cours de production. Elle critique en particulier le recours à de la géo-ingénierie, la science qui permet de modifier le climat. Taboue pendant plusieurs années suite à son interdiction pendant la guerre du Vietnam, de nombreuses sociétés privées la remettent aujourd’hui au goût du jour. Elles réfléchissent notamment à des façons de refroidir la cryosphère, comme en Alaska où des tubes frigorifiques sont posés dans le permafrost, de manière à le maintenir à l’état gelé. Ces dispositifs permettent à des camions de rouler et d’exploiter les ressources pétrolières, gazières et minières libérées à cause du dérèglement climatique. Mon installation pose donc la question de la rentabilité d’une réparation du climat.
Concrètement, mon installation représente un Antarctique découpé en approximativement 500 petits blocs de 10 x 10 cm (le fameux étalon iceberg), répliqué à partir d’une image satellite du continent. Cet ensemble sera en train de fondre en permanence, et exigera donc d’être constamment réparé. Une machine permettra ainsi de reproduire les blocs ayant fondu, que l’humain devra ensuite replacer dans les espaces vacants, modifiant pour ce faire le paysage initial. L’idée, c’est que cet Antarctique artificiel fonde plus vite que les capacités humaines et industrielles à pouvoir le réparer.
Pourquoi avoir choisi d’ancrer votre œuvre dans un Antarctique imaginaire ?
L’Antarctique est un territoire neutre dédié à la recherche scientifique, qui n’appartient à personne et à tout le monde en même temps. Pour le moment, il ne peut pas faire l’objet d’une exploitation commerciale puisqu’il est protégé par ce que l’on appelle le Traité sur l’Antarctique. Or, ce traité ne court que jusqu’en 2048, année où il sera renégocié. À partir de ce moment-là, ce pourrait être la porte ouverte à l’exploitation des ressources pétrolières, minières, gazières que contient son sol, mais également de ses ressources en eau douce, ce continent étant la plus importante réserve d’eau douce au monde.
Prenons pour exemple “Berg”, l’eau la plus chère et la plus pure du monde. Elle est extraite d’icebergs remorqués au large de Terre-Neuve, au Canada, pour ensuite être découpés et mis en bouteille. Sur ce modèle, on pourrait tout à fait imaginer que des sociétés privées se partagent le gâteau Antarctique. À ce titre, il y a déjà eu deux projets d’exploitation de l’eau potable. Le premier, c’est un ancien prince Saoudien, Mohamed Al-Faisal, qui avait émis le souhait d’aller harponner des icebergs au large de l’Antarctique pour les rapporter en Arabie Saoudite en hélicoptère, afin d’approvisionner le pays en eau douce. Le deuxième, c’est Nick Sloane, un capitaine sud-africain qui a proposé, en 2018, d’aller chercher des icebergs pour contrer les effets d’une sécheresse historique dans la métropole du Cap. Autre preuve que la ressource en eau attise de plus en plus de convoitises marchandes : l’eau est devenue en décembre 2020 une ressource cotée en bourse, au même titre que les céréales et le pétrole.
Beaucoup de questions se posent également d’un point de vue géopolitique. On pourrait craindre l’impérialisme de grandes puissances qui décideraient d’exploiter les ressources de l’Antarctique. Qui sera à même de les stopper ?
Vous utilisez l’art comme outil de sensibilisation, peut-il éveiller les consciences au point de nous sauver des conséquences du dérèglement climatique ?
Je m’interroge sur des questions de climat depuis maintenant 20 ans, ayant été réalisateur de documentaires portant sur des questions environnementales avant d’être plasticien. Ces questions-là m’animent donc à la fois d’un point de vue poétique, scientifique et presque militant.
En tant qu’artistes, nous avons une capacité à créer du récit, ce qui est l’une des clés – si ce n’est la clé – pour faire dérailler le train du système de société capitaliste dans lequel nous nous trouvons. L’art permet de sublimer, d’apporter des points de vue différents pour éclairer les mécanismes qui nous entourent, notamment en proposant d’autres façons de vivre ensemble, d’appartenir au monde et d’intégrer l’humain dans des écosystèmes vertueux. Par sa sensibilité, sa disposition à sentir les choses, l’artiste met en lumière des liens entre des éléments qui ne sont pas visibles par tout le monde. À ce titre, la science et l’art sont deux langages complémentaires : l’art peut créer de l’émotion, instaurer un rapport intime autour de faits avérés par la recherche, tels que ceux établis par les rapports du GIEC.
Aidé de l’équipe technique du fablab des Usines, Barthélémy Antoine-Loeff fabrique une “poudre d’iceberg” grâce à une machine artisanale, à l’impact réduit en termes de consommation énergétique
Nous savons que dans les 100 à 200 années à venir, tous nos glaciers vont disparaître. Tous. La fonte des glaciers engendre des dérèglements colossaux au niveau des océans, et pas seulement en termes de montée des eaux. Les nappes phréatiques ne seront plus capables de se recomposer, certains fleuves seront asséchés, faute d’avoir pu bénéficier de la fonte des glaciers au printemps… Personnellement, je dialogue avec des chercheurs, des historiens, des glaciologues et des climatologues et je conçois mon travail comme une synthèse de la recherche existante ; le miroir poétique d’un de nos avenirs possible.
Rédaction et photos : Hildegard Leloué