Comment rendre un territoire agricole plus résilient et favorable à la biodiversité, tout en améliorant les pratiques de consommation alimentaire ? C’est tout l’objet des recherches menées à la Zone Atelier Plaine & Val de Sèvre, à Chizé (79). Pilotées par le CNRS et l’INRAE, des études de long cours sont menées dans ce gigantesque laboratoire à ciel ouvert de 450 km2, en lien avec les agriculteur·ices et les habitant·es de la zone. L’enjeu : tendre vers la transition écologique, par la mise en place de pratiques agricoles durables. Interview de Sabrina Gaba, co-directrice de la zone atelier et directrice de recherche à l’INRAE.
En quoi consiste la Zone Atelier Plaine & Val de Sèvre ?
C’est un site de 450 km2, situé au sud du département des Deux-Sèvres, qui a la particularité d’être à la fois une infrastructure de recherche et un territoire agricole. Il s’agit de l’une des quatorze structures du réseau national Zones Ateliers, piloté par le CNRS. Concrètement, c’est un site sur lequel on réalise des suivis de la société, de l’environnement et de leur interaction sur le long terme.
Au début, les recherches étaient principalement axées sur la biodiversité. En nous intéressant à la conservation des espèces, nous avons ensuite étudié leurs habitats. Étant donné qu’il s’agit ici essentiellement de parcelles agricoles, le programme de recherche s’est petit à petit étendu vers l’usage des sols, dont nous réalisons également des suivis. Cela nous permet d’avoir une connaissance très fine de l’assolement, c’est-à-dire de quelle culture pousse sur quelle parcelle, sur une année donnée.
Depuis 2006, nous réalisons ainsi un suivi annuel des pratiques agricoles auprès d’une centaine d’exploitant·es, dont la composition varie d’année en année. Concrètement, les agriculteur·ices nous permettent d’effectuer dans leurs parcelles des suivis de la biodiversité, d’estimer le recyclage de matière organique, ou encore de quantifier des fonctions écologiques telles que la pollinisation. Nous menons également des expérimentations avec une soixantaine d’agriculteur·ices, pour tester des pratiques agroécologiques avec eux dans leurs parcelles. Cela peut notamment consister à observer les effets d’une réduction de l’usage de pesticides et de fertilisants sur une bordure de parcelle.
Plus récemment, nous avons aussi élargi nos enquêtes aux pratiques alimentaires, et recueillons depuis 2018 des informations sur le mode d’alimentation des habitant·es de la Zone Atelier, qui englobe approximativement 34 000 habitant·es répartis sur 24 communes.
Quels types de recherches sont menées ?
Nos recherches concernent les domaines de l’alimentation, de l’agriculture, de la biodiversité, de l’environnement et de la santé. Elles s’articulent en trois grands volets. Le premier, c’est l’agroécologie. Nous travaillons avec les agriculteurs pour explorer des solutions permettant de concilier production agricole, revenus et biodiversité. Le deuxième volet est celui de l’alimentation. En effet, nous ne souhaitons pas faire reposer tout le poids de la transition agroécologique sur les agriculteur·ices, mais emmener avec nous l’ensemble des citoyen·nes, en leur faisant prendre conscience des liens entre la consommation alimentaire, la production agricole et l’impact sur la biodiversité et l’environnement. Troisième volet, enfin : la santé. Né il y a un an, ce projet vise à trouver des solutions pour améliorer la santé des humains, celle de la biodiversité et de l’environnement dans une approche “une seule santé”.
Comment s’articule cette collaboration avec les agriculteur·ices et les habitant·es ?
Nous faisons ce qui s’appelle de la recherche-action : nous impliquons les acteurs dans le processus de recherche pour identifier des solutions aux problèmes systémiques qu’ils rencontrent, afin qu’ils puissent s’approprier les solutions et les mettre en place. Nous n’imposons rien aux agriculteur·ices et aux habitant·es, qui collaborent de façon volontaire.
Une première étape consiste à être dans le partage de connaissances sur les enjeux, les conséquences que telle ou telle pratique peut avoir au quotidien. Dans un deuxième temps, différentes actions permettent de les impliquer. Nous avons par exemple déployé plusieurs enquêtes sur la santé, qu’elle concerne celle des humains ou des territoires. On s’aperçoit que les habitant·es sont ravi·es de donner leur avis, ayant rarement l’occasion de le faire en tant que citoyen·nes. Autre bénéfice : ces enquêtes les amènent à réfléchir, à discuter entre eux pour ensuite élaborer des réflexions autour de, par exemple, la mise en place de circuits courts, l’alimentation de leurs enfants dans les restaurants scolaires, etc. Tout cela amène également à recréer des liens avec les producteur·ices.
Évidemment, ces changements s’opèrent petit à petit : nous ne sommes pas tous au même niveau de conscientisation sur le besoin de changer. Ce qui nous importe le plus, sur la Zone Atelier Plaine & Val de Sèvre, c’est de disséminer une manière de travailler, des approches pour enclencher des transformations dans d’autres territoires. L’objectif étant d’aboutir à des territoires qui sont plus sains et résilients face aux différentes crises auxquelles nous faisons actuellement face.
La Zone Atelier a été créée en 1994, quels constats majeurs avez-vous faits depuis ?
Peu de sites en France et en Europe disposent, comme nous, d’un suivi de la biodiversité remontant à plus de 30 ans. Ce travail sur le long terme permet de caractériser des tendances. On observe notamment un déclin très important de la biodiversité, que ce soit au niveau des oiseaux, des insectes ou même des adventices. L’alouette des champs, par exemple, a perdu 40% de ses effectifs en l’espace de trois décennies. Nos suivis d’usage des sols nous alertent également sur la diminution importante des surfaces en prairies, notamment en prairies permanentes. Deux constats qui sont directement liés, puisque les prairies servent d’habitat à de nombreuses espèces.
Une autre étude marquante, c’est celle que nous avons menée en 2013-2014 avec nos collègues avignonnais autour de l’impact des néonicotinoïdes sur les abeilles domestiques. Cette recherche a mis en évidence les impacts importants de l’insecticide, et révélé une rémanence de molécules interdites dans certaines cultures butinées par l’abeille domestique. La rémanence, c’est lorsque des produits sont toujours présents dans l’environnement, alors même qu’ils ne sont plus utilisés. Ces résultats ont eu un impact fort en termes de politique publique : ils font partie de ceux ayant conduit à l’interdiction des néonicotinoïdes (notamment dans les céréales), actée par la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016, et qui prit effet deux ans plus tard.
De manière générale, nos résultats ont vocation à être répliqués, à faire avancer et réfléchir les politiques publiques. À l’échelle de la Nouvelle-Aquitaine, nous avons par exemple piloté une expertise collective nommée Ecobiose, qui est une déclinaison régionale de l’IPBES, la plateforme intergouvernementale sur les services écosystémiques rendus par la biodiversité. Ces recherches ont permis de mettre en évidence le rôle de la biodiversité dans l’économie de la Région, et ont constitué un support majeur à l’élaboration de la feuille de route Néo Terra, l’une des politiques publiques phares de la région.
Votre façon de faire de la recherche a-t-elle évolué depuis 1994, avec l’accélération du dérèglement climatique ?
La recherche évolue continuellement. Cependant, l’ensemble des enjeux – c’est-à-dire le déclin de la biodiversité, le dérèglement climatique, l’accentuation des inégalités sociales – tout ceci nous amène à repenser notre manière de travailler. C’est pour cette raison que nous impliquons les citoyen·nes dans nos processus de recherche : pour aborder avec eux l’ensemble des problématiques auxquelles notre société et nos écosystèmes font face.
Nous avons aussi été amenés à reformuler nos questions de recherche. Par exemple, nous avons intégré récemment la problématique de l’eau en questionnant comment repenser les modes de production dans un contexte où il y a moins d’eau.
En termes d’organisation de travail, enfin, nous sommes également impactés. En effet, toute une partie de nos expérimentations consiste à évaluer l’impact des pratiques agricoles sur la biodiversité in natura, et, en retour de déterminer si la biodiversité permet de garantir un rendement, à travers l’augmentation des pollinisateurs ou des auxiliaires de cultures. Or, ces dernières années, les cultures de colza et de blé sont moissonnées au même moment. Cela oblige nos équipes de terrain à aller récolter une soixantaine de parcelles sur des temps extrêmement courts. Nous partageons finalement les mêmes contraintes que les agriculteurs, face au dérèglement climatique.
Propos recueillis par : Hildegard Leloué
Photos : Sabrina Gaba / Zone Atelier Plaine & Val de Sèvre