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Ralentir : ces jeunes (très) diplômés qui choisissent le temps partiel

par | 17 février 2022


Comme une furieuse envie de ralentir. Les jeunes diplômé.es de grandes écoles sont de plus en plus nombreux.ses à refuser une carrière toute tracée pour créer leur propre structure, et faire le choix du temps partiel. Une décision à la fois personnelle, politique et environnementale qui invite à mettre en pratique la notion de décroissance. Exemple à Poitiers avec l’association La Traverse et la coopérative Eclowtech qui ont opté pour un temps partiel choisi, à respectivement 80 et 60%.


Libérer du temps pour soi et pour les siens

Maud Picart est cheffe de projet de La Traverse, une association poitevine spécialisée dans l’accompagnement des territoires ruraux vers la transition écologique et sociale. En ce début d’année, la structure a choisi de passer d’un 35 heures (officiel, le chiffre étant souvent revu à la hausse dans les faits) à quatre jours de travail par semaine. Les cinq jeunes qui composent La Traverse sont toutes et tous issu.es du Master en Stratégies territoriales et urbaines de Sciences Po Paris. Plutôt que de s’orienter vers des postes très rémunérateurs dans de grandes administrations, ils ont choisi de fonder leur propre structure dès leur sortie d’étude, en 2019 : « Les perspectives de travail, ce pour quoi nous a formés Sciences Po – travailler dans de grandes métropoles et des municipalités – ne permettaient ni de répondre aux envies de radicalité qu’on avait, ni à l’urgence écologique et sociale qu’on connaît, » explique Maud. Alors, à quoi va leur servir cette journée de temps libre supplémentaire ? « Je vais reprendre des études sur mon temps personnel. Deux autres membres du collectif vont suivre une formation agricole. L’idée, c’est aussi de pouvoir s’investir pleinement dans d’autres activités, que ce soit du sport, un engagement associatif ou politique. »

Également créée en 2019, la coopérative Eclowtech, spécialisée dans la fabrication de dispositifs low-tech dans le domaine de l’énergie, a adopté une dynamique similaire, à la différence qu’elle a opté pour un passage à 60% du temps de travail, et ce dès la mise en marche de la structure. Un choix de carrière tout aussi atypique, puisque François Courtois et ses deux collègues ingénieurs sont tous fraîchement sortis de l’ENSIP, l’École Nationale Supérieure d’Ingénieurs de Poitiers. Une fois leur diplôme en poche, ils ont directement créé leur propre entreprise.

Pour François, le temps libre sert à nourrir une « réflexion sur le vivant » et il s’est tourné vers l’agroécologie dans son propre potager ; une manière de « toucher du doigt une certaine autonomie alimentaire, » indique-t-il. Dans cette idée de réaliser davantage de choses de ses mains, François est satisfait de pouvoir couper son bois lui-même, de « reprendre le temps d’utiliser des outils manuels » dans sa vie personnelle. Ce temps libre, il le consacre aussi à sa famille, pour « vraiment prendre le temps et ne pas me dire, au bout de 10 ou 15 ans de boîte, que je n’aurais pas vu grandir mes enfants. »

Avec le temps-partiel, François Courtois, ingénieur à Eclowtech, retrouve le plaisir de couper son bois lui-même.

Remettre en question la valeur travail / une autre vision de la valeur travail

Cette envie de libérer du temps répond également à un rejet du modèle classique du travail orienté vers la productivité et le rendement à tout prix. Maud Picart et François Courtois citent les exemples de proches ou de connaissances s’étant épuisé.es à leurs postes respectifs, jusqu’à détériorer leur santé. Sans aller jusqu’à parler de burn-out, Maud elle-même rapporte la cadence effrénée à Sciences Po : « Toutes nos études, nous avons été conditionnés pour être capable d’abattre beaucoup de travail. Je travaillais le soir, les week-ends … Il y avait un rythme qui était hyper intense. Je ne sais pas si je pourrais y survivre aujourd’hui, vraiment. » Ces prises de position à contre-courant sont parfois difficiles à accepter par l’entourage, précise François :

Je ne dirais pas que cela a été mal reçu, mais nous avons pu avoir des réflexions du type : c’est quand même fou de ne pas avoir envie de travailler; il faut quand même se nourrir, faire des choses ; et qu’est-ce qu’on fait, si on ne travaille pas ?

L’ingénieur rapporte les nombreuses idées reçues selon lesquelles si on ne travaille pas, c’est qu’on ne fait rien ; une condamnation du repos et de la non-productivité contre laquelle s’insurge également Maud Picart. « La vie ne se résume pas uniquement à travailler, » soutient la cheffe de projet, évoquant à son tour les réactions mitigées de son entourage et la pression sociale accompagnant le sujet du temps partiel choisi. Le militantisme a également son mot à dire, puisque selon Maud « parfois, dans le milieu de l’ESS, de la transition écologique et solidaire, on va souvent nous rétorquer qu’en faisant ce choix, on va travailler un jour de moins pour la transition écologique. » Une remise en question de leurs engagements qu’elle aime à resituer dans un contexte plus global :

Que les cinq salarié.es de La Traverse prennent un jour en moins pour travailler à la transition écologique, cela ne va pas changer la face du monde. Mon collègue Maxime a une expression qu’il aime bien utiliser, c’est que “nous ne sommes pas des super colibris” : nous avons aussi une santé mentale, des choses personnelles à préserver.

Pour Maud Picart, cheffe de projet à la Traverse, le temps partiel permet de s’extraire de l’engrenage de la productivité, tout en récupérant du temps pour soi

Travailler moins et consommer moins ?

Qui dit réduction du temps de travail dit réduction des salaires, et donc du pouvoir d’achat. Gagner moins, c’est vivre moins bien ? Pas pour la Traverse, qui passe à quatre jours sans réduction de salaire. « L’idée c’était plutôt de passer à 80% tout en conservant notre SMIC, du coup on va gagner plus en taux horaire, nous allons nous augmenter. » Dans leur cas, il n’y a donc pas de sacrifice à opérer pour adopter le temps partiel, tel qu’une réduction des dépenses de loisirs ou de la qualité de vie générale.

Du côté d’Eclowtech, le temps partiel signifie trois jours de travail par semaine. Les revenus des membres de la coopérative sont indexés sur les besoins de chacun : “Régulièrement, nous discutons de quelles prétentions salariales nous voulons ensemble, dans l’entreprise et nous essayons de mettre en adéquation la prétention salariale du moment par rapport aux besoins du moment,” détaille François. L’arrivée d’un enfant peut, par exemple, justifier l’obtention d’une gratification supplémentaire – un ajustement des salaires sur-mesure qui s’ancre, selon l’ingénieur, dans une démarche décroissante dans le sens où elle permet de réfléchir « à ce dont on a vraiment besoin. » Au verbe « décroître, » François Courtois préfère d’ailleurs la notion « d’arrêter d’accélérer. »

Un modèle flexible, mais difficilement généralisable

La volonté chez Eclowtech, c’est de « s’adapter au rythme de chacun, à l’humain. » Une flexibilité dont l’ingénieur explique le principe : « Notre façon de penser, c’est qu’un salarié qui va sentir qu’il peut y avoir de la flexibilité sur les horaires ou les journées de travail va être plus heureux dans l’entreprise et va en finalité fournir un meilleur travail, parce qu’il sait que l’entreprise peut s’adapter à ses besoins. » Après trois ans d’expérience, le bilan est en tout cas très positif. François Courtois rapporte « un grand bien-être au travail et dans la vie en général, » mais souligne également que « pour d’autres membres de la coopérative, ça peut être un peu plus stressant de ne pas avoir davantage de visibilité économique à long terme. » Un enjeu de précarité économique qui peut constituer un frein pour de nombreuses personnes attirées par le temps partiel. Chez La Traverse, on est réaliste :

Nous avons conscience, au sein de l’association, que nous parlons d’une position de privilégié.es. Tout le monde n’a pas aujourd’hui la possibilité de choisir le temps qu’il a à accorder au travail dans sa vie.

Il n’est donc pas question de présenter ce modèle comme la panacée : « Il ne faudrait pas que notre 80% serve à vanter le fait de précariser le secteur de l’emploi, en étant récupéré par des personnes qui auraient un point de vue bien plus libéral sur le sujet. » En somme, le temps partiel, pour permettre de repenser la notion de temps libre dans les conditions présentées par La Traverse et Eclowtech, doit toujours demeurer choisi et non subi.


Rédaction et photos : Hildegard Leloué

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