La Rochelle accueille le premier salon national de la neutralité carbone, le 29 novembre. La communauté d’agglomération de La Rochelle est en effet fortement engagée dans cette démarche et prévoit, d’ici 2040, d’atteindre le point d’équilibre entre les gaz à effet de serre qu’elle émet et ceux qu’elle compense, via des projets de réduction et de séquestration du carbone. Mais le principe de compensation, lorsqu’il n’est pas pensé de façon raisonnée, qu’il se rapproche du greenwashing ou du “permis de polluer”, peut cependant être sujet à controverses. Analyse.
“Il faut diviser par quatre nos émissions, et multiplier par trois notre séquestration,” synthétise Gérard Blanchard, conseiller municipal et vice-président en charge du pilotage du projet La Rochelle Territoire Zéro Carbone. L’objectif est ambitieux : atteindre la neutralité carbone de l’agglomération d’ici 2040. C’est dix ans d’avance sur l’échéance fixée par le GIEC, qui préconise zéro émission nette en 2050, afin de contenir le réchauffement climatique à +1,5 degré d’ici la fin du siècle.
En 18 ans à peine, La Rochelle doit donc passer de 1,9 million de tonnes d’équivalent CO2 émises par an en moyenne à 500 000 seulement. Ces 500 000 tonnes devront être “compensées” par des projets de séquestration de carbone naturels ou artificiels. Le chemin s’annonce long : à l’heure actuelle, les écosystèmes du territoire (principalement des zones humides) n’absorbent que 160 000 tonnes de CO2 par an.
Pourquoi parle-t-on “d’équivalent” CO2 ?
Dans l’expression “neutralité carbone”, le carbone renvoie au dioxyde de carbone, plus connu sous le nom de CO2. Or, il ne s’agit pas du seul gaz à effet de serre (GES) : le méthane et le protoxyde d’azote﹘entre autres﹘contribuent également au dérèglement climatique. On évoque donc uniquement le carbone par souci de simplicité, ce gaz et ses effets sur le climat étant plus connus du grand public. C’est pourquoi on prend la précaution de parler “d’équivalent CO2” pour désigner des émissions en réalité composites.
Des projets tous azimuts pour la neutralité carbone
D’après l’élu rochelais, il revient aux “territoires en meilleure situation économique et technologique de fournir davantage d’efforts.” Des efforts encouragés à tous les niveaux puisque La Rochelle fait partie des 24 lauréats retenus pour l’appel à projet national “Territoires d’innovation” de 2019. En comptant la dotation de cet appel à projet, les financements de la Ville, de l’Agglomération, de la Région et de l’Agence de la transition écologique (ADEME), l’enveloppe totale de l’opération neutralité carbone s’élève à 80 millions d’euros environ.
Comment transformer cette somme en engagements concrets ? L’agglomération prévoit de décliner 70 actions autour de cinq axes : la mobilité, l’efficacité énergétique des bâtiments, l’économie circulaire, les énergies renouvelables et la séquestration carbone. Pour compenser les émissions résiduelles, l’Agglomération envisage notamment de développer l’agro-écologie, afin d’augmenter la capacité de séquestration des sols en CO2. L’université de La Rochelle est également missionnée pour mener des recherches, en matière de séquestration du carbone : “Plusieurs thèses de doctorat sont engagées sur le sujet, pour mesurer les flux de carbone sur l’interface air / végétation des zones humides”, détaille Gérard Blanchard.
Un argument marketing à réguler
Si La Rochelle communique intensément sur son objectif de devenir le premier territoire littoral français à atteindre la neutralité carbone en 2040, elle n’est pas la seule à construire son identité autour de cette ambition. Au-delà des collectivités, de nombreuses entreprises mettent en avant leur engagement dans l’atteinte de la neutralité carbone, quitte parfois à frôler l’absurde. En janvier, EasyJet a notamment été jugé pour une publicité mentionnant “des vols zéro émission de CO2 d’ici 2050”, estimée trompeuse puisque la “neutralité” est ici atteinte par le financement de projets de reforestation ou d’énergies renouvelables, sans que rien ne change aux émissions des avions en eux-mêmes.
Un jugement qui fait date, puisque ce n’est que depuis la loi Climat et résilience d’août 2021, que l’appellation “neutralité carbone” fait l’objet d’une régulation. Son article 12 est formel : il est interdit d’affirmer dans une publicité qu’un produit ou un service est neutre en carbone, ou d’employer toute formulation ou signification de portée équivalente, à moins que plusieurs critères ne soient satisfaits. “L’annonceur doit d’abord réaliser un bilan d’émissions GES tous les ans, puis indiquer sa stratégie pour réduire ses émissions dans les dix prochaines années et, enfin, expliquer les mécanismes de compensation qui permettent de rendre son produit neutre”, liste Hervé Lefebvre, chef du pôle trajectoires bas-carbone de l’ADEME. L’avantage de cette loi : “Tout un chacun peut maintenant attaquer en justice une allégation d’une entreprise qui indique que son produit, son service ou son organisation est neutre en carbone, ce qui à présent n’était pas possible.”
En France, les entreprises de plus de 500 salarié·es doivent effectuer un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre tous les quatre ans, et les collectivités tous les trois ans. Jusqu’à présent, l’obligation portait uniquement sur ce qu’on appelle les émissions “directes”, qui ont lieu sur le site de l’entreprise ou sur le territoire de la collectivité et qui sont directement liées à ses activités (par exemple, le CO2 généré par la mise en place d’un service ou la fabrication d’un produit). À partir de 2023, il leur faudra aussi prendre en compte les émissions indirectes, associées à l’ensemble du cycle de vie (par exemple, le bilan carbone des matières premières utilisées, l’efficacité du recyclage, etc.) ”C’est important, car en moyenne 70% des émissions d’une activité sont indirectes”, précise Hervé Lefebvre. Or, si on ne prend pas en considération ces émissions-là au niveau international, on va résoudre le problème de consommation énergétique, mais pas forcément les émissions qui concernent l’amont et l’aval des produits qui sont vendus.” Bien que le bilan carbone soit selon lui “un outil de mesure fiable”, il souffre d’une absence de consensus sur le calcul des émissions indirectes à l’échelle planétaire.
La compensation, principe contesté
Pour atteindre la neutralité carbone, la priorité doit être à la réduction des émissions plutôt qu’à leur compensation. “Ce n’est pas la compensation qui va nous permettre d’être neutres en carbone au niveau planétaire, puisque le potentiel de séquestration des puits de carbone naturels est largement inférieur à nos émissions, poursuit l’expert de l’ADEME. Il existe un facteur de 1 à 20 entre ce qu’il serait possible de stocker dans les terres et ce que nous émettons.”
Il en va de même si on prend en compte les puits de carbone artificiels : “Les études bibliographiques du GIEC montrent que le potentiel de séquestration à travers les technologies de reboisement ou de boisement, les séquestrations techniques et technologiques par la captation et le stockage du carbone, c’est de l’ordre d’à peu près 14 milliards de tonnes d’équivalent CO2 par an, et ce à l’horizon 2050. Or, aujourd’hui, les émissions mondiales en CO2, c’est 40 milliards de tonnes par an. Il faut donc réduire ces émissions en priorité.”
Les limites de la compensation sont aussi fréquemment dénoncées par les ONG. D’après Patrick McCully, senior analyst en transition énergétique à Reclaim Finance et auteur de nombreux rapports sur la neutralité carbone, “c’est le concept en lui-même qui est déficient, puisqu’il promeut l’idée qu’il n’y aurait aucun problème à produire des émissions à un endroit, pourvu que vous absorbiez un peu de carbone à un autre. Or, investir dans une ferme solaire au Brésil ne doit pas être le sauf-conduit d’un industriel, pour continuer à faire tourner sa raffinerie de pétrole en Californie ! ”
En plus de parfois causer l’appropriation de terres traditionnellement utilisées par des populations autochtones, les projets de reforestation à l’étranger sont d’une efficacité contestable. “Il faut environ 30 ans à un arbre pour absorber les émissions de carbone pour lesquelles on l’a planté. De plus, il s’agit toujours quasi-exclusivement de plantations d’arbres en monoculture qui auront des impacts très faibles, voire négatifs, sur la biodiversité,” argumente l’analyste. De même, les bilans carbone ne sont pas recalculés, si la forêt est attaquée par des nuisibles ou part en fumée﹘un phénomène pourtant de plus en plus récurrent avec l’accélération du dérèglement climatique.
Deux tonnes, un horizon réaliste ?
“La neutralité carbone, ce n’est pas atteindre zéro émission, rappelle Hervé Lefebvre. On est jamais tout à fait neutre quand on produit un bien ou un service, sauf à voir les choses d’une façon comptable, arithmétique. Une activité humaine émet forcément de l’effet de serre.”
Depuis l’Accord de Paris sur le climat, l’objectif est de passer des neuf tonnes et demie d’équivalent CO2 émises en moyenne par Français chaque année à deux seulement. Une réduction drastique, dont Gérard Blanchard mesure la difficulté à l’échelle de La Rochelle : “La partie n’est pas gagnée. C’est théoriquement faisable, mais la durée de vie d’un élu étant de six ans, il faut espérer que nos successeurs continueront sur cette lancée et que l’État fera son travail du point de vue de la réglementation.”
Hervé Lefebvre confirme la nécessité d’un changement global : “C’est au niveau mondial que les efforts doivent être faits pour réduire les émissions de gaz à effet de serre au maximum, afin que les émissions résiduelles puissent ensuite être compensées par des puits de carbone, qu’ils soient naturels ou technologiques.” La neutralité carbone est donc un objectif qui ne fait sens qu’une fois envisagé par l’ensemble des États, les initiatives des collectivités et des entreprises n’étant pas suffisantes à elles seules pour accomplir les scénarios du GIEC. C’est la raison pour laquelle l’ADEME incite les entreprises, les collectivités et les associations à éviter de se proclamer neutres en CO2 dans son avis sur la neutralité carbone de 2021, la notion pouvant prêter à confusion.
L’agence préconise à la place de réaliser un bilan carbone approfondi pour identifier les principaux postes d’émission et de mettre en place des actions concrètes. À partir de cette analyse, il convient ensuite de proposer des produits ou des services les moins émetteurs possibles, avant d’envisager, en dernier lieu, la compensation par le financement de projets de séquestration de CO2. “Trop souvent les entreprises achètent de la compensation pour montrer qu’elles s’orientent vers la neutralité carbone, mais passent à côté d’une réflexion approfondie sur un renouveau de leur matériel de production, commente le spécialiste de l’ADEME. Changer un actif de production pour qu’il devienne moins émetteur de gaz à effet de serre coûte souvent beaucoup plus cher que de passer directement à la compensation : sur le marché, on peut trouver une tonne de CO2 à trois ou quatre euros seulement.“
À une époque où la neutralité carbone est aussi volontiers brandie en trajectoire politique qu’en argument marketing, elle doit plus que jamais être comprise pour ce qu’elle est véritablement : une invitation à repenser nos modèles de société de façon à réduire considérablement les émissions de GES, et non un passe-droit pour continuer d’émettre tout autant sous prétexte de mener des actions de compensation.
Rédaction et montage photo : Hildegard Leloué