Comment se vêtir sans nuire ? Ce sera l’objet de la Grande Interview organisée au TAP de Poitiers, le 7 octobre, dans le cadre du Festival de la Mode responsable. Le journaliste Hugo Clément y sera interviewé par Victoire Satto, fondatrice de The Good Goods, média et bureau d’expertise dédié à la transformation de l’industrie de la mode et du textile. Fervente combattante de la fast fashion, l’experte dépeint les impacts humains, environnementaux et sanitaires de notre consommation de vêtements pour nous inviter à réinventer notre relation avec notre garde-robe. Interview.
Avant de devenir l’une des pionnières de la mode durable en France, vous étiez médecin, plus précisément radiologue. Qu’est-ce qui vous a poussé à raccrocher la blouse pour vous consacrer à tous les autres vêtements ?
Je n’ai pas tout à fait raccroché la blouse dans le sens où j’exerce encore selon moi un rôle de soignant, mais à une échelle beaucoup plus préventive. J’ai seulement quitté un métier que j’aimais pour un autre que j’aime un peu plus. J’étais très épanouie en tant qu’étudiante en médecine, puis interne, puis cheffe ; mais lorsqu’il a fallu entrer dans la pratique du quotidien, à interpréter des examens en cabinet, je ne m’y retrouvais plus du tout sur les plans intellectuel et créatif. Surtout, j’étais frustrée des contraintes de timing et de rentabilité qui venaient, de mon point de vue, entraver ma mission de soin.
En parallèle, étant de nature curieuse et avide de connaissances, je me suis intéressée à plein d’autres domaines, comme l’art, l’architecture et la mode. Le vêtement a toujours occupé une place immense dans ma vie : j’ai été élevée avec une vraie déférence pour les objets et ceux qui les créent, dans le respect des choses bien faites. J’ai commencé à m’incruster un peu partout : dans les vernissages, les défilés, j’ai été modèle photo… Et de fil en aiguille, j’en suis venue à m’intéresser à l’impact social et environnemental du vêtement, plus précisément celui des jeans. C’est en me plongeant dans des sources bibliographiques que j’ai mis le doigt dans l’engrenage. J’ai fait un travail de veille scientifique sur les maladies pulmonaires et ORL que contractent les jeunes femmes chargées de blanchir les fibres de jean ou de les endommager volontairement, par effet de style. J’ai appris que du fait de leurs produits chimiques, ces habits ont des conséquences sanitaires à la fois sur ceux qui les fabriquent et sur les consommateurs. Ça me semblait donc complètement absurde, que l’on doive soigner les gens les uns après les autres de maladies que l’on pourrait éviter ; et que l’on puisse aimer des vêtements capables de faire tant de mal.
Comment êtes-vous partie de ce constat pour créer The Good Goods, le premier média francophone sur la mode responsable ?
Au départ, je n’avais pas du tout d’idée d’entreprise ou de business model en tête. Je me suis dit que j’allais faire un blog et continuer mon métier de médecin en parallèle. C’est là que mon frère m’a rejoint dans l’aventure, lui qui nourrissait depuis longtemps l’envie de créer une entreprise à impact. Nous avons créé une SAS, défini une activité, modélisé une économie. Quatre ans plus tard, en 2021, c’est devenu notre activité principale. J’ai repris l’entreprise il y a un an et demi et suis à présent la seule dirigeante.
Mon métier, c’est de faire de la veille sur les impacts, les solutions et les innovations. Pourquoi la mode pollue ? Exploite ? Comment peut-on mieux faire ? J’analyse toutes ces questions. Ensuite, je distille des outils avec des degrés de profondeur d’information et de pédagogie variables, selon que je m’adresse au grand public sur Instagram, à des membres du Pacte européen pour le climat, ou encore à des développeurs produit d’un groupe de luxe.
En 2023, vous avez lancé une pétition pour interdire SHEIN, une marque d’ultra fast fashion, en France. Qu’est-ce que cette « mode rapide » ou « ultra rapide » ?
La fast fashion, c’est un modèle économique qui repose sur la démocratisation du beaucoup pour pas cher. C’est une manière de produire et de distribuer des vêtements basée sur la faible qualité, des prix accessibles et un renouvellement très rapide des collections en magasin et en ligne, pour générer en permanence un nouveau désir d’achat. Il y a aussi une frustration associée à cet achat, une obsolescence émotionnelle, qui fait qu’on n’est jamais pleinement satisfait et qui nous pousse à consommer davantage.
Voilà pour la définition de fast fashion, mais SHEIN, c’est une marque d’ultra fast fashion. Il y a une différence fondamentale de modèle et d’impact avec des marques de fast fashion conventionnelles telles que Mango, Zara et Primark. Pourquoi ? Parce que l’ultra fast fashion, c’est avant tout un modèle de production et de distribution basé principalement sur l’intelligence artificielle (IA). D’abord, des données sont captées sur internet pour tenter d’estimer ce que vont aimer les gens à partir des tendances émergentes dans les séries, les magazines et les défilés. Ensuite, l’IA est utilisée pour copier ou s’inspirer très largement des designs existants, de façon à créer des patrons et modéliser des vêtements digitaux. La particularité de ces vêtements, c’est qu’ils n’existent pas encore : ce ne sont pas des produits physiques, mais des produits présentés sur internet comme étant physiques. Ils sont virtuellement proposés sur des plateformes d’e-commerce avec une force de frappe monumentale, à raison de 8 000 à 10 000 produits référencés par jour.
Après, on matraque les gens de publicité sur les réseaux, par e-mail, etc. en ciblant particulièrement ceux avec peu de pouvoir d’achat, les jeunes et les tailles extrêmes. Les vêtements sont alors produits à la demande, quasiment en temps réel. C’est-à-dire que dès qu’un client clique pour acheter une pièce, SHEIN lance la production. C’est ce qu’on appelle une chaîne de production verticale intégrée. Autrement dit, la marque maîtrise quasiment toutes les étapes de production d’un vêtement, en dehors de la production de matière ; et encore. Une marque comme Zara, au contraire, va faire fabriquer à un endroit, commander la matière finie à un autre, la faire teindre ailleurs… Il y a donc toujours un délai incompressible de deux à trois semaines minimum de production pour la fast fashion, tandis que l’agilité de l’ultra fast fashion lui permet de mettre en ligne beaucoup plus de produits.
Ce modèle met donc hors-compétition les marques de fast fashion, dont les impacts étaient déjà dramatiques, et les surpasse de loin en termes de pollution. D’après une étude du Business of Fashion, l’empreinte carbone de SHEIN seule est supérieure à celle de toutes les marques du groupe Inditex, dont les plus connues sont Zara et Bershka. Pour bien se rendre compte de l’ampleur, SHEIN, c’est deux fois l’empreinte du groupe LVMH et de H&M.
Quels problèmes environnementaux soulèvent la fast fashion et son pendant encore plus extrême, l’ultra fast fashion ?
S’il y a une chose à retenir pour comprendre pourquoi la mode pollue, c’est notre dépendance aux énergies fossiles. Le charbon et le gaz sont les énergies utilisées par les pays qui produisent la mode pour le monde : ils alimentent en électricité les machines utilisées pour chaque étape de production d’un vêtement. De même, 75 % de nos vêtements sont fabriqués à partir de pétrole. Le pétrole entre aussi dans la composition de produits chimiques, comme les engrais et les pesticides, qui sont utilisés en masse pour cultiver les matières naturelles. Ce n’est pas mieux pour les teintures, à 95 % pétrochimiques. Enfin, les apprêts, soit tout ce qui permet au vêtement d’être anti-tâche, sans froissage, imperméable, déperlant, etc. ; tout ça, c’est du pétrole. Rendez-vous compte : 4 % du pétrole extrait chaque année, c’est pour la mode !
Pour continuer sur la question des ressources, la mode, c’est la troisième source d’utilisation des terres arables, selon une étude de 2020 de la Fondation Ellen MacArthur. C’est monstrueux, dans un monde où la plupart des gens ne mangent pas à leur faim. Pire, si on continue à ce rythme de production de vêtements, l’Ademe estime qu’il faudrait 35 % de terres cultivables en plus d’ici 2050.
Et puis, quand on connaît les volumes d’eau utilisés pour la production de vêtements, en particulier de basse qualité, et la pollution de l’eau douce des nappes phréatiques générée par les produits chimiques utilisés, c’est tout simplement un scandale planétaire que des marques comme SHEIN existent.
Et quelles sont les conséquences de l’industrie de la mode sur l’humain ?
Bien sûr, la mode exploite, mais quand on a dit ça, on n’a rien dit de précis, il faut caractériser. Le premier point, ce sont les écarts de salaire. Pour donner un exemple, au Bangladesh, le salaire moyen pour se nourrir, se loger, envoyer ses enfants à l’école et accéder aux premiers soins est de 484 $ par mois. Le salaire moyen des ouvriers du textile, lui, s’élève à 208 $. Pour avoir une idée de la répartition des coûts, sur un t-shirt vendu 29 € en magasin, la rémunération du travailleur, c’est 0,18 € ; alors que tout ce qui est marketing – donc la pub, les influenceurs, etc. – c’est 17 €.
Ensuite, il y a les conditions de travail. La majorité des personnes qui produisent la fast fashion travaillent non pas dans des usines, mais dans des hangars sans fenêtres ni ventilation, parfois sans issue de secours et avec de forts risques d’inondation, quand l’atelier est situé en sous-sol. C’est de l’esclavagisme, il n’y a pas d’autres mots.
Et puis, il y a l’exploitation. Elle existe sous tout un tas de formes et touche principalement les femmes, les enfants et les Ouïghours. On parle de harcèlement, d’abus sexuels, de maltraitance physique, verbale, d’accidents graves avec des machines ou des produits chimiques.
Quelles solutions existent pour s’habiller de façon plus éthique ?
La première chose à faire, c’est s’informer pour prendre conscience des ordres de grandeur et comprendre notre problème avec la consommation. Aujourd’hui, le bas de gamme est devenu la norme : on a normalisé le fait de niveler vers le bas tout ce qu’on consomme, y compris les vêtements. On a aussi banalisé la dimension très jetable, très rapidement obsolète de ce que l’on porte.
Deuxième piste d’action : avant même de réfléchir à l’impact du vêtement que l’on va acheter, il faut penser réemploi au maximum. On peut d’abord regarder son placard et s’interroger : qu’est-ce que je ne porte plus ? Pourquoi ? Si la pièce est abîmée, est-ce que je peux la faire réparer ? Si c’est parce que j’ai envie de changer de style, que puis-je modifier ? On peut alors faire customiser le vêtement ou apprendre à le faire soi-même. Il est aussi possible de faire du troc et de louer des vêtements pour des occasions spéciales. Bien sûr, il y a la seconde main, mais attention, ce n’est pas forcément la panacée. Il faut appliquer le même raisonnement dans son processus d’achat : la seconde main de fast fashion reste de la fast fashion.
Ensuite, il faut rationaliser la quantité au profit de la qualité. Le mieux est de passer par des marques engagées qui fabriquent en circuit court avec des matières écologiques, pour favoriser l’économie locale et lutter contre SHEIN et compagnie. Il faut aussi garder le vêtement le plus longtemps possible, en le faisant réparer si besoin. Concernant les pièces de fast fashion qu’on a déjà dans son dressing, on peut s’engager à les faire durer, à créer une vraie relation donnant-donnant avec ces vêtements ; les utiliser pour construire son identité et s’affirmer au monde.
Prenons aussi le temps de nous regarder le nombril. Interrogeons-nous sur les personnes qui nous inspirent dans les séries et les fictions en général. Car bien souvent, quand on achète un vêtement, on essaie non pas d’acheter une esthétique, mais une manière d’être au monde, une confiance en soi qui passerait par ce que l’on porte. Les personnes qui ont du style, que ce soit dans la vraie vie ou dans les séries, ont conscience de ce qu’elles sont et de ce qu’elles ont envie de véhiculer. C’est pourquoi elles sont capables d’affirmer leurs goûts à travers la mode.
À quels labels faire confiance, pour se procurer les vêtements les plus éthiques possibles ?
Tout dépend de ce que vous souhaitez valoriser. Globalement, le label Global Organic Textile Standard (GOTS) est considéré comme une référence, puisqu’il réunit un maximum de caractéristiques sociales et environnementales. Vous avez aussi le label Organic Cotton Standard (OCS) ainsi que le label Fairtrade Max Havelaar. Ce dernier se concentre plutôt sur le volet social, mais comporte aussi des caractéristiques environnementales. Si vous cherchez l’innocuité, c’est-à-dire l’absence de toxicité du vêtement (en particulier pour les enfants), vous pouvez vous tourner vers le label OEKO-TEX. Pour le cuir, il est très important de demander les certifications de matières : le Lasers Working Group (LWG) assure que le bétail qui a permis de produire le cuir ne provient pas d’élevage associé à la déforestation en Amazonie. Et pour les matières et les produits recyclés, on a les labels Global Recycle Standard (GRS) et Bluesign.
Vous avez mentionné le fait que SHEIN vise particulièrement les jeunes. La consommation de vêtements issus de la fast et de l’ultra fast fashion est-elle une affaire de génération, ou sommes-nous toutes et tous acteur⸱ices ?
Si les jeunes consomment du SHEIN, ce n’est pas qu’une question de pouvoir d’achat, de sensibilité à ces pièces très tendances ou même à cause d’une « faiblesse » de leur part. C’est simplement parce que ce public a été plus particulièrement matraqué de publicités par rapport aux autres tranches d’âge. Une étude récente a démontré qu’au départ, SHEIN ciblait particulièrement les adolescents. Dans un second temps, la marque va vers une masculinisation et de ses consommateurs, et une ouverture aux grandes tailles.
Dans l’imaginaire collectif, la mode peut apparaître comme un intérêt futile, accessoire. Pourtant, ses impacts destructeurs sont bien réels. Aimer la mode est-il vraiment compatible avec le respect de l’environnement et de l’humain ?
Non seulement c’est compatible, mais c’est fondamentalement intrinsèque. J’ai tendance à dire que plus on connaît son style, plus on aime la mode et plus on consomme durable. Je m’explique. Généralement, les personnes qui ont du style sont les mêmes personnes qui chinent, qui sélectionnent les vêtements pour leur qualité, qui sont sensibles aux matières, aux coupes, aux tissus et aux couleurs qui leur vont. Ce sont des gens qui font très attention aux pièces qu’ils possèdent afin de les garder à vie, car elles les caractérisent. C’est une part de leur identité.
De mon côté, j’ai un dressing très conséquent, mais en contrepartie, je pense que la moyenne d’âge de mes vêtements s’élève à quinze ans. Je porte encore certains de mes habits d’adolescente alors que j’ai 36 ans ! J’ai également des pièces chinées, d’autres récupérées auprès de mes grands-mères que j’ai refait travailler. J’ai aussi plein de vêtements oversize que l’on partage avec mon copain. Et quand j’ai besoin de quelque chose spécifique – ce qui peut m’arriver notamment pour des événements professionnels – je n’ai aucun problème à recourir à la location. Au contraire, j’ai plaisir à le faire puisque ça va me permettre d’accéder à des pièces d’exception que je ne pourrais jamais me payer.
Donc oui, finalement, plus tu aimes la mode, plus tu as conscience de ce qui te va et moins tu ressens le besoin compulsif d’acheter.
Propos recueillis par : Hildegard Leloué
Photo défilé : Ville de Poitiers (Festival de la mode responsable 2023 – Photo portrait : Pierre Morel