C’était un des rendez-vous majeurs du Forum national de l’ESS et de l’innovation sociale qui s’est tenu à Niort la semaine dernière. Une séance plénière sur les dix ans de la loi ESS de 2014 a réuni, devant une salle comble, les représentant·es des grandes familles de l’économie sociale et solidaire ainsi que Benoît Hamon, initiateur de la loi et aujourd’hui dirigeant de l’ONG Singa. Au final, il a moins été question de regarder dans le rétro les dix années écoulées que de se projeter dans le combat politique à venir face aux défis démocratiques, sociaux et environnementaux. Avec, entre autres, l’échéance électorale de 2027 à l’horizon.
“Nous sommes mieux armés qu’il y a dix ans, et heureusement car les dix dernières années n’ont pas été super drôles. Mais je pense que cela n’est rien par rapport à ce qui nous attend ces dix prochaines années, sur les plans écologique, social, démocratique. Cette loi nous a préparés, j’espère, à essayer d’obtenir des issues positives et favorables.” Voilà comment Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif, analysait, à l’occasion de la plénière du Forum national de l’ESS consacrée aux 10 ans de la loi ESS, les apports de ce texte législatif adopté en 2014 pour doter les acteurs de l’économie sociale et solidaire d’outils de structuration, de développement et de changement d’échelle.
Cette loi avait été pensée à l’époque pour répondre aux conséquences de la crise financière de 2008. Elle émanait de ce constat que l’économie sociale et solidaire résistait mieux que l’économie capitaliste aux convulsions du marché, car elle était moins exposée aux effets négatifs des bulles spéculatives. “Nous voulions qu’il y ait plus d’entreprises de l’ESS mais aussi que l’ESS pollinise l’économie classique”, rappelle Benoît Hamon, initiateur de la loi, alors ministre délégué chargé de l’Économie sociale et solidaire.
Pour les dix ans à venir, fixer des objectifs politiques
En définissant juridiquement ce qu’est l’ESS, la loi a apporté une reconnaissance, une visibilité et une lisibilité, “et elle nous a permis de démontrer assurément notre utilité”, souligne Jérôme Saddier, président d’ESS France, tout en précisant qu’il n’y a pas eu pour autant d’ “explosion” du nombre de structures de l’ESS ces dernières années. “Car une loi c’est une chose, mais s’il n’y a pas de politique publique derrière, digne de ce nom, et qui soit durable, nous n’arriverons pas à progresser.”
Alors oui, la loi 2014 a fait avancer les idées, les comportements, mais elle n’est pas suffisante selon les grandes familles de l’ESS, associations, mutuelles, fondations, coopératives. Ou plutôt la famille de l’ESS, puisque c’est aussi ce qu’a permis cette loi, réunir les mouvements et faire qu’ils se parlent et co-construisent. Elle en appelle aujourd’hui à une loi de programmation pour que soient fixés des objectifs politiques et que soient alloués des moyens financiers durables pour les atteindre.
Dans les 10 ans qui viennent nous allons faire face à de nombreuses questions sociales et environnementales. Donc oui, programmation, et non procrastination. En programmation informatique on parle de langage, et bien nous avons besoin d’un langage ESS, d’un réflexe ESS, beaucoup plus fréquent dans toutes les politiques publiques. Sur les questions de santé, mais aussi de logement, d’éducation, de transition écologique, nous devons avoir ce code de discussion commun entre nous, acteurs de l’ESS, et avec l’ensemble des parties prenantes, qu’elles soient citoyennes ou étatiques.
Marion Lelouvier, présidente du Centre français des fonds et fondations
Travailler à une loi de programmation, c’est fixer une trajectoire. Mais qu’est-ce qu’on met dedans ? Un sujet fait aussitôt consensus : la nécessité de sortir du système capitaliste “les activités dont on pense qu’elles ne peuvent être bien assurées que par un service public ou une organisation non lucrative. On voit bien par exemple qu’en matière de prise en charge des personnes âgées, de la fin de vie, il est mieux de sortir l’argent de cette affaire-là”, insiste Benoît Hamon, avec en sous-texte le scandale Orpea.
Est-ce normal que des individus s’enrichissent sur le dos des personnes âgées ? Est-ce normal que des individus s’enrichissent sur le dos des bébés ? Est-ce normal que des individus s’enrichissent en traitant l’information ? Certaines personnes font des calculs pour gagner plein de fric, personnellement, en faisant des choix qui vont à l’encontre de l’intérêt collectif et de l’intérêt général. Ces secteurs doivent être entre les mains des pouvoirs publics ou des organisations non lucratives ou à lucrativité limitée de l’ESS. Je ne dis pas qu’elles sont parfaites, on a tous nos défauts ! Mais nous ne pensons pas la rentabilité de la même manière.
Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif
Pour Eric Chenut, président de la Fédération nationale de la Mutualité française, l’enjeu aujourd’hui est aussi bel et bien politique. Et s’il est un point sur lequel l’ESS peut et doit agir, c’est celui de la restauration de la “citoyenneté sociale” et la sortie d’une logique de consumérisme de l’action publique qui s’est installée au fil des décennies. Le secteur de la santé en est un exemple.
La mutualité ne se résume pas à rembourser des lunettes et des dents. Quand au 19ème siècle les structures ouvrières ont mis en place des caisses de prévoyance, c’était pour faire en sorte que les gens ne soient pas contraints à la misère à cause d’un accident de la vie ou d’un pépin de santé. C’est ça, faire mutualité. C’est un levier d’émancipation individuelle et collective. Or la problématique dans laquelle nous sommes, c’est que depuis une trentaine d’années nous sommes dans l’illusion d’une santé gratuite, ce qui induit du consumérisme. Moins on appréhendera les citoyens comme des citoyens, moins on les outillera pour qu’ils aiguisent leur esprit critique et fassent jouer leur libre arbitre, plus nous serons dans une défiance démocratique accrue. Il fait restaurer la citoyenneté sociale et pour cela nous avons des outils, l’éducation populaire en est un.
Eric Chenut, président de la Fédération nationale de la Mutualité française
Autre question soulevée à plusieurs reprises quant aux combats à mener et à intégrer à cette trajectoire politique, celle de la gouvernance des données personnelles et de la place de l’ESS pour offrir un autre modèle que celui de leur marchandisation. Le sujet a notamment été abordé par Jérôme Saddier, convaincu “qu’on ne peut se résoudre au fait que nos données ne soient demain la propriété d’oligarques américains, russes, chinois ou même français.” Autre enjeu politique majeur pour le président d’ESS France, celui de l’aménagement du territoire.
Cela fait 32 ans qu’il n’y a pas eu de loi sur l’aménagement des territoires de notre pays. Et on voit bien que le territoire se délite. Il y a eu la métropolisation à outrance à certains égards, la spécialisation des compétences, sans coordination. Nous voyons des gens qui se sentent abandonnés dans des territoires ruraux, périurbains ou dans des banlieues populaires. Or dans ces territoires-là nous sommes souvent des acteurs majeurs de l’économie, en termes d’emplois. Nous devons être au cœur des politiques d’aménagement des territoires.
Jérôme Saddier, président d’ESS France
Avant 2034, l’horizon 2027 : “préparer le temps des tempêtes”
Construire les années à venir, oui. Mais avant 2034 il y a l’échéance présidentielle de 2027 et l’hypothèse sérieuse d’une élection remportée par l’extrême droite. Un sujet que Benoît Hamon a tenu à placer au centre de la table, se positionnant moins comment ancien ministre délégué chargé de l’Économie sociale et solidaire que comme dirigeant d’une ONG, Singa, dédiée à l’inclusion en Europe des personnes réfugiées, et qui “mesure aujourd’hui le vertige des associations devant composer avec un texte immigration qui a inscrit la préférence nationale dans une loi de la République. Si l’extrême droite l’emporte en 2027, c’est parce que nous vivons déjà dans une forme d’ “extrême droite d’atmosphère”. Alors comment anticiper cela et éviter ce qui serait une catastrophe pour la nation ? Et si jamais cette catastrophe arrivait, comment préparer le temps des tempêtes ? ” En tant qu’espace de démocratie et de délibération collective perméable aux idées du Rassemblement National, quand d’autres s’en accommodent, l’ESS peut, pour Benoît Hamon, incarner une force de proposition et de résistance :
L’ESS c’est d’abord l’économie qui aspire à réparer les inégalités, elle n’a donc rien à voir avec un camp politique qui revendique que les inégalités sont naturelles, et qu’elles sont bonnes. L’ESS c’est l’économie démocratique, c’est celle qui prétend que dans l’atelier, on peut faire entrer la démocratie et la délibération collective. Cette économie dit que “une personne = une voix”, elle n’a donc rien à voir avec un camp politique qui se fonde sur l’autoritarisme et qui considère que le bon ordre, c’est quand les dominants dominent et les dominés se taisent. L’ESS, c’est l’économie qui considère que produire ne doit pas se faire au détriment des écosystèmes, elle n’a donc rien à voir avec ceux qui portent fondamentalement le climatoscepticisme au cœur de leur projet. Clairement, l’ESS est un lieu de résistance absolu à l’extrême droite et aux valeurs qu’elle porte.
Benoît Hamon, directeur général de l’ONG Singa
Alors comment donner corps aujourd’hui à cette résistance ? En parlant un langage commun ; et faisant entendre cet autre récit ; en véhiculant d’autres imaginaires ; en ne lâchant rien et en disant d’une seule voix que “non, tout ne se vaut pas : non, éco et terrorisme ne vont pas ensemble. Non, la désobéissance civile n’est pas une forme de séparatisme. Non, on ne peut pas interroger la subvention d’une association parce qu’elle a pris des positions qui sont dérangeantes sur le plan politique. Et c’est là qu’il va falloir être extrêmement solidaires, parce que si moi je dis ça toute seule, ça a moins de portée que si on le dit tous ensemble”, assure Claire Thoury . Et enfin, en ne perdant pas de vue qu’une grande partie de la société, et notamment la jeunesse, aspire aux valeurs de ce modèle qui, pour reprendre le titre de cette édition 2024 du Forum national de l’ESS, veut “prendre soin des personnes, des territoires et du vivant”.
Rédaction : Hélène Bannier
Photos : Annabelle Avril