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Homo numericus : le défi de la sobriété

par | 28 avril 2020


Télétravail, continuité pédagogique, lien social, accès à l’information, aux services et aux contenus récréatifs… plus que jamais en ces temps de distanciation physique, le numérique révèle son pouvoir facilitateur et contribue au maintien des activités humaines. Mais, revers de la médaille, son coût environnemental est gigantesque. Avec la fabrication et l’utilisation de milliards d’ordinateurs, smartphones, tablettes et autres objets connectés, ce secteur pollue plus que l’aviation civile. Alors, comment faire converger transition numérique et transition écologique ? Interview de Vincent Courboulay, maître de conférences et chargé de mission “numérique responsable” à l’Université de La Rochelle, cofondateur et directeur scientifique de l’Institut du Numérique Responsable.


Peut-on quantifier l’impact écologique généré par l’utilisation du numérique ?

(c) La Rochelle Université – Mélanie Chaigneau

Aujourd’hui, le numérique consomme 10% de l’électricité et génère près de 5% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, ce qui signifie que ce secteur pollue plus que l’aviation civile. Et au-delà de la pollution il existe un réel impact sanitaire et social puisqu’on compte par milliers les “esclaves du numérique” qui travaillent à l’extraction des matières premières dans les mines, en République Démocratique du Congo, dans la région des Grands Lacs, en Chine, en Mongolie, et plus récemment en Amérique du Sud pour l’extraction du lithium utilisé dans les batteries. La pollution liée au numérique est présente à toutes les étapes du cycle de vie des appareils électroniques : l’extraction des matières premières dont nous venons de parler, la fabrication des ordinateurs, tablettes, smartphones etc, l’usage de ce matériel puisqu’il faut de l’énergie pour transporter toutes les données qui circulent, les data centers qui consomment aussi beaucoup, et enfin, au bout du cycle, il y a les immenses décharges à ciel ouvert en Afrique et en Asie qui voient affluer – et de façon tout à fait illégale pour les trois quarts d’entre eux – les appareils qui sont jetés. 

Il est important de savoir que ce qui impacte le plus l’environnement, c’est la fabrication du matériel. Elle concentre près de 75% de la pollution liée au numérique. Quand on envoie un mail, quand on regarde une vidéo, 50% du coût écologique se trouve du côté de l’utilisateur à cause de la fabrication de son terminal, 25% est porté par le réseau et le transport des données, et 25% par le data center. Au final, qu’observe-t-on? Des data centers de plus en plus efficaces et économes en énergie, des réseaux plutôt pas mal, mais par contre des utilisateurs qui ont du mal à gérer leurs équipements, qui le renouvellent beaucoup trop souvent et qui n’en ont pas toujours une utilisation très sobre. 

Justement, que peut-on améliorer dans nos comportements pour limiter l’impact environnemental lorsque nous utilisons des outils numériques ? 

Il y a deux types d’actions. Tout d’abord les actions sur le matériel, et pour cela la solution la plus optimale se trouve dans les 5R : Refuser l’achat (qui est la pratique la plus vertueuse pour la planète), Réutiliser, Réparer, mais aussi Reconditionner et Recycler. Compte tenu du danger pour l’environnement des matériaux, il faut faire bien attention à ne pas jeter son appareil n’importe où. Soit on le donne à des entreprises de l’économie sociale et solidaire pour qu’il soit reconditionné, soit on le met dans la bonne poubelle pour que les matériaux soient recyclés. Déjà, avec ces 5R, nous avons les actes les plus importants à réaliser pour limiter la pollution du numérique. 

Maintenant, du côté de l’usage, nous allons nous rapprocher très fortement de celui qu’on adopte pour les voitures : tout comme on coupe le contact de son véhicule quand on ne s’en sert pas, la nuit par exemple il n’est pas nécessaire de garder sa box ou son téléphone allumés. Il faut aussi adapter les besoins aux usages : si on veut écouter de la musique, l’utilisation de youtube n’est pas utile; dans le même ordre d’idée, cela ne sert à rien de télécharger une vidéo en ultra haute définition si c’est pour la regarder sur un téléphone. Parmi les services numériques, la vidéo est ce qui consomme le plus d’énergie. Elle représente 70 à 80% des données qui circulent sur internet, parce qu’il en faut beaucoup pour traduire un flux vidéo et d’autant plus si elle est de haute qualité. Par ailleurs, quand on stocke des photos, cela équivaut à maintenir allumé un disque dur 24h/24h, 365 jours par an. Là encore, on peut se demander si ces photos sont vraiment utiles. La sobriété est importante car à chaque fois qu’on effectue une action avec un équipement numérique, celle-ci a un impact d’une manière ou d’une autre, sur la consommation d’électricité, sur les data centers etc. Pendant ces périodes de confinement, les réseaux sont saturés par les transferts de données. C’est pour cela qu’il est encore plus utile d’avoir une hygiène numérique actuellement, de façon à laisser de la bande passante à ceux qui en ont besoin.  

La transition écologique et la transition numérique peuvent-elles être conciliables?

C’est une des questions les plus importantes qui se posent aujourd’hui et pour y répondre, un nouveau domaine à la fois scientifique et économique est en train d’apparaître: le numérique responsable. Aujourd’hui, compte tenu de l’urgence environnementale et sociale, on ne peut plus se permettre d’évaluer une politique numérique uniquement avec des indicateurs classiques (retour sur investissement, clics clients…), il faut aussi intégrer des indicateurs environnementaux et sociaux. Le numérique responsable a pour objectif de réconcilier les trois transitions : transition sociale, transition numérique et transition environnementale. Et c’est possible. Je suis moi-même cofondateur de l’Institut du Numérique Responsable auquel ont adhéré des grandes et petites entreprises, des écoles d’ingénieurs, des ONG, comme WWF, l’Université de La Rochelle, Pôle Emploi, Airbus etc. Et ces acteurs-là s’engagent. Cela passe par des critères d’achat dans les marchés publics, des critères de gestion des déchets, par la mesure des impacts énergétiques, l’éco-conception de services numériques. Je n’ai pas dit qu’on allait faire du numérique bio, le numérique le plus vert est celui qu’on n’utilise pas, qu’on ne fabrique pas. En revanche on peut faire un numérique qui s’assume pleinement, qui est responsable de ce qu’il fait, qui est conscient des impacts qu’il génère et qui fait ce qu’il faut pour les limiter le plus possible.

Et le numérique peut-il être un outil pour la transition écologique ?

Oui, le numérique responsable c’est le fait de limiter l’impact environnemental du numérique, ce qu’on appelle le green IT, mais c’est aussi l’utilisation du numérique pour réduire les problématiques environnementales et sociales. J’ai l’habitude de comparer le numérique à Janus, qui était un dieu romain à deux visages. C’est une technologie à deux visages. Elle est absolument géniale et on le voit encore plus dans cette période de confinement, elle permet à 40% des salariés de continuer de travailler, à des jeunes de continuer d’être scolarisés. Le numérique est peut-être une des technologies les plus fantastiques que l’humanité ait jamais développées mais il n’empêche qu’elle a des impacts. Et par ailleurs, il ne faudrait pas que dans quelques années on arrive au constat qu’on a construit une société centrée autour du numérique, alors que nous aurions mieux fait de la centrer autour de l’humain. L’objectif du numérique responsable est de créer de la valeur en mettant le numérique là où il aurait toujours dû être : au service de l’humanité et de la planète. 

Existe-t-il une prise de conscience et une dynamique autour du numérique responsable ? 

Oui, les choses avancent à vitesse grand V, à absolument tous les niveaux. Pour vous donner des exemples concrets : dans le domaine de l’éducation, le Rectorat de l’Académie Auvergne-Rhône-Alpes m’a contacté pour la création d’un label à destination des écoles, collèges, lycées, qui valorise l’investissement numérique responsable des établissements et la sensibilisation des plus jeunes. Ensuite, il évolue très rapidement dans les entreprises. Le nombre d’entreprises qui adhèrent à l’Institut du Numérique Responsable a connu une augmentation assez hallucinante ces derniers mois, et dans tous les secteurs de l’économie française. Il se développe également dans les collectivités, comme la mairie de Surgères pour donner un exemple local, La Rochelle qui est à la pointe dans ce domaine, mais il y a aussi des départements comme l’Eure, des régions comme la Nouvelle-Aquitaine, la Bretagne, la Normandie. Même chose au niveau de l’Etat. J’étais encore en relation très récemment avec le ministère de la transition écologique et solidaire, la direction interministérielle du numérique, le ministère de l’industrie, qui sont chacun en train de mettre en place une feuille de route. Enfin en Europe, nous sommes en négociation pour créer en Belgique et en Suisse des associations similaires à l’Institut du Numérique Responsable. Le paysage est vraiment en train de changer.


Propos recueillis par Hélène Bannier
Photo : Annabelle Avril – Salar de Uyuni en Bolivie. Ce désert de sel, le plus vaste au monde, fait partie des principaux sites d’extraction du lithium (17% des ressources planétaires). En voir plus

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