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Aujourd’hui, j’ai cours de fin du monde

par | 31 mars 2022

culture apocalyptique

Enseigner la culture apocalyptique, c’est l’une des spécialités de Raphaëlle Guidée, maîtresse de conférence en littérature comparée à l’Université de Poitiers et déléguée à l’Institut Universitaire de France (IUF). Pendant longtemps, l’écologie n’a pas été considérée comme un véritable sujet d’étude, en particulier dans les filières éloignées des sciences naturelles. C’est pourquoi la chercheuse engage avec les étudiant·es en licence de Lettres une réflexion critique sur les récits entourant la fin du monde. Un thème que la crise climatique et les angoisses qu’elle soulève alimentent constamment. Entretien.

Qu’est-ce que c’est, la culture apocalyptique ?

Raphaëlle Guidée

La culture apocalyptique, très simplement, c’est l’omniprésence des représentations de la fin du monde dans la littérature, les arts et le cinéma. Comme le dit Frank Kermode, « la culture apocalyptique est une constante dans l’histoire de l’Occident. » En effet, il y a toujours eu des représentations de l’apocalypse, mais il y a des moments de crise dans lesquels cette culture apocalyptique est particulièrement florissante ; nous nous trouvons dans l’un de ces moments.

Étudier cette culture, c’est se rendre compte que l’apocalypse n’est pas un phénomène récent, mais aussi qu’elle s’impose comme une forme d’évidence culturelle résonnant dans absolument tous les arts, aussi bien « légitimes » que populaires.

Un de mes objectifs, c’est d’amener les étudiant·es à mettre à distance cette question de l’apocalypse, car ils en sont très fortement imprégnés au point de ne pas forcément réaliser qu’ils ont des représentations biaisées de l’histoire et de la crise climatique. Je travaille donc sur la culture apocalyptique, mais également sur les moyens de se défaire de cette culture.

Les étudiant·es sont donc sujets à des représentations erronées de l’apocalypse ?

Oui, toute notre culture apocalyptique est fondée sur un scénario culturel « hollywoodien » qu’on va par ailleurs retrouver dans toute la littérature young adult ou même dans des romans très sérieux. Ce scénario nous laisse à imaginer que la crise climatique est, d’une part, encore à venir – alors qu’elle est évidemment déjà en marche – et, d’autre part, qu’elle se déroule en termes d’avant/après.

Ce que j’interroge, c’est à la fois le scénario apocalyptique et toutes ses déclinaisons, que ce soit le scénario de l’extinction ou celui de l’effondrement, où on imagine un tout qui s’effondre. Ces cours permettent, d’une certaine manière, de se rendre compte que nous n’allons pas nous retrouver dans un scénario à la Mad Max, à être du jour au lendemain obligés de nous battre pour des rouleaux de papier toilette en étant privés de nourriture et d’eau.

Je trouve que les étudiant·es s’intéressent énormément à la culture populaire, et même presque trop. Non pas que la culture populaire ne soit pas intéressante, mais je trouve qu’elle produit quand même un imaginaire relativement simpliste de la crise écologique dans lequel on aurait d’un côté, un monde totalement invivable et, de l’autre, un futur verdoyant (dans les récits d’échappée spatiale, où les protagonistes quittent la terre pour une autre planète, par exemple). Cette binarité est complètement caricaturale, ce pourquoi je trouve qu’il faut aussi aller chercher des œuvres et des réflexions, notamment de sciences sociales, qui complexifient un peu la question.

Pour moi, étudier l’apocalypse, c’est donc aussi s’en défaire, c’est-à-dire se rendre compte qu’elle nous mène à une perception sans doute trop catastrophiste. Non pas parce que la catastrophe n’est pas réelle – la catastrophe climatique est une évidence – mais plutôt dans le sens où cela nous amène à ne pas bien cerner ce qu’est la réalité du désastre. On a tendance à l’appréhender toujours comme une sorte de catastrophe nucléaire, une éradication à la fois brutale et totale.

Bien sûr, nous nous trouvons dans une situation qui appelle des réponses très urgentes et fortes. Mais ces réponses, nous pouvons justement essayer de les apporter à condition de cesser de se préparer à une catastrophe mythologique, car le scénario apocalyptique biblique biaise aussi énormément nos représentations de la catastrophe actuelle.

À l’IUF, vous dirigez un programme de recherche intitulé « Perdre le Monde, » également lié au contenu de vos cours. En quoi consiste-t-il ?

Pour ce projet, je propose de fonctionner à partir de ce que j’appelle des « terrains narratifs, » c’est-à-dire des lieux où un bouleversement très important s’est déroulé. On étudie toutes les manières dont cette perdition est racontée. L’idée, ensuite, c’est de confronter les différents récits de sciences sociales ou de fiction, les récits d’habitants, les cartes ou autres types de représentations visuelles pour essayer de déterminer lesquels nous aident à penser notre situation, à comprendre ce grand moment d’incertitude et de catastrophes que nous vivons.

Tous mes cours sont maintenant centrés autour de ce projet de recherche. Cela me permet de développer une pensée en concertation avec mes étudiant·es car, pour moi, les cours ne sont ne sont pas un espace de diffusion, mais de production des connaissances. C’est d’autant plus le cas que je trouve les étudiant·es de plus en plus sensibles à ces thématiques de recherche et donc, de plus en plus engagés dans ces cours.

Comment se déroulent vos cours de culture apocalyptique, concrètement ?

Mes cours ressemblent de plus en plus à des exercices de futurologie (rires). Le semestre dernier, par exemple, nous avons élaboré une « bibliothèque de la fin du monde. » En premier lieu, je demande aux étudiant·es d’imaginer une situation de fin du monde ayant trait à la catastrophe climatique. Cette fin du monde peut être pensée comme un effondrement, une catastrophe généralisée ou bien comme quelque chose de plus local. Ce scénario doit également être plausible, par exemple concorder avec ce que nous indiquent les prévisions du GIEC.

Une fois le contexte défini, je donne aux étudiant·es la consigne suivante : « Vous devez emmener une vingtaine de livres qui vont témoigner de notre civilisation, permettre de former un monde d’après, sa future université, ou, encore, des ouvrages qui vont vous aider à traverser la catastrophe. Quels livres emportez-vous ?« 

C’est un exercice que je trouve très productif parce qu’il consiste à se demander à quoi on se prépare vraiment, lorsqu’on envisage l’apocalypse. C’est pour cela que je plaisante sur le fait que mes cours relèvent de la futurologie : pour savoir de quel livre j’ai besoin, j’ai besoin de savoir à quoi je me prépare exactement. Par exemple, si je me prépare à une catastrophe à la Mad Max, alors j’aurai simplement besoin du guide de survie de l’armée américaine ! Tandis que si j’envisage une catastrophe plus locale, diffuse et complexe, je n’aurai pas tout à fait besoin des mêmes livres ; la question ne serait pas de survivre à des morsures de serpent mais, peut-être, de refonder des communautés politiques capables d’échapper aux impasses nous ayant menés à la catastrophe. Il peut également s’agir de livres nous aidant à supporter moralement la perte de notre monde, ou qui nous permettent de nous souvenir de ce qui était précieux dans celui que nous avons perdu.

En fait, la question que pose, selon moi, toute réflexion sur l’apocalypse, c’est celle de la valeur : qu’est-ce que nous avons peur de perdre ? Évidemment, dans le monde tel qu’il est constitué, il y a énormément de choses dont nous serions assez contents de nous délester : bien sûr, on ne va pas beaucoup regretter les pesticides, l’occupation des sols, les violences sociales, les inégalités, le machisme … Mais on peut aussi poser la question de façon plus positive, en se demandant quels sont les éléments de notre monde auxquels nous tenons. C’est la raison pour laquelle, d’après moi, quand on s’intéresse à cette discipline il faut également intégrer toutes les œuvres qui nous montrent l’autre aspect de la question : ce qui est précieux, ce que l’on souhaite garder et sauver, dans le monde à venir. C’est par exemple une thématique centrale du film La Jetée de Chris Marker : une fois que la catastrophe nucléaire est advenue, ce qui nous manque, c’est une journée dans un parc avec une personne que l’on aimait. Cela est devenu inaccessible.

Comme disait Calvino, chercher au milieu de l’enfer ce qui n’est pas l’enfer, et lui faire de la place. Ces cours, c’est donc vraiment pour moi un bon moyen d’articuler ces deux émotions-là : la conscience, sans déni, de l’étendue du mal et de la violence et, de l’autre côté, l’existence de la beauté, de la bonté, de choses précieuses auxquelles on tient et qu’il faut cultiver ensemble.

Comment les étudiant·es se projettent-ils dans cette « bibliothèque de la fin du monde » ?

En fait, je me suis aperçue que, peu importe le nombre d’heures passées à déconstruire ce scénario, les étudiant·es rédigent toujours une apocalypse à la Mad Max ! C’est un imaginaire tellement présent dans notre culture – à cause des films catastrophes mais aussi de la Bible – qu’il est très difficile de se défaire du scénario du déluge. C’est donc à la fois un échec et une leçon pour moi, une leçon qui montre la force de cet imaginaire et à quel point il ne peut susciter que de l’anxiété.

Comment gérez-vous l’anxiété que peut induire ce cours, chez vos étudiant·es ?

D’une part, dans le cadre de l’exercice de la bibliothèque de la fin du monde, je demande délibérément aux étudiant·es de constituer des groupes de cinq ou six, parce que je pense que ce sujet est trop angoissant pour être affronté seul. Cela leur permet également de créer un espace de négociation : il faut être capables de s’accorder sur les livres dont on a besoin pour que ce ne soit pas juste une bibliothèque personnelle, mais un projet commun dans lequel on soit contraint à la discussion.

D’autre part, j’essaye de plus en plus d’articuler la question du monde qui s’achève et celle des mondes d’après. L’idée n’est pas seulement de faire du cours un lieu de déconstruction de la culture apocalyptique, mais aussi un lieu de proposition, dans lequel les étudiant·es puissent activement imaginer des futurs désirables, vivables. Cela me paraît très important pour que le cours ne se résume pas à une activité critique et ne soit pas extrêmement déprimant et angoissant. J’ai l’impression que c’est presque ce qui intéresse le plus les étudiant·es, en ce moment : utiliser l’apocalypse comme un moyen de désigner tous les maux dont ils souffrent actuellement et qu’ils voudraient voir disparaître. Et donc, cela permet aussi, je trouve, d’avoir un regard moins douloureux sur l’idée d’un monde d’après.

J’aurais également tendance à dire que justement, penser tout le temps à la fin du monde sans le traiter comme un objet d’étude, c’est cela qui suscite l’éco-anxiété. L’anxiété, c’est le flou : elle est liée à la fois à la méconnaissance de la menace, et aux scénarios culturels réducteurs avec lesquels on la pense. C’est insupportable pour les gens qui sont obsédés par l’extinction ou qui ont le sentiment diffus qu’une énorme catastrophe va leur tomber sur la figure. C’est une préoccupation constante, sous-jacente, mal définie. Pour moi, au contraire, le fait de prendre en charge cette question-là, c’est plutôt un outil favorisant la santé mentale.

Cette anxiété face à la fin du monde prend-elle de plus en plus d’ampleur, avec la montée en puissance des enjeux écologiques ?

L’inquiétude se répand comme une traînée de poudre, depuis une dizaine d’années. En 2003, lorsque j’ai commencé à dispenser ces cours, l’apocalypse à l’université c’était simplement des représentations qui intéressaient plus ou moins les étudiants. En fait, dans mon cours, je proposais généralement une articulation entre la mémoire des catastrophes passées et l’imagination des catastrophes à venir. Ce qui leur importait, à l’époque, c’était beaucoup plus la question de la mémoire. Par exemple, dans le choix des exposés, les étudiant·es préféraient nettement se documenter sur la mémoire de la Shoah que sur l’imaginaire apocalyptique.

Une transition s’est clairement opérée au fil des années : mon plan de cours, qui évolue en fonction des propositions des étudiant·es, a nettement évolué pour laisser davantage d’espace à la crise écologique. Je pense que j’ai des étudiant·es pour qui, de plus en plus, la situation d’apocalypse environnementale que je décris au début de mes cours est une évidence. Toutefois, il y a aussi un certain nombre qui ont ressenti un petit effet de choc. Pour eux, il y avait bien un problème écologique, mais pas nécessairement une situation apocalyptique en tant que telle. La radicalité avec laquelle je leur propose d’aborder la thématique leur semble parfois quelque peu inattendue. Par radicalité, j’entends le fait que, justement, on ne réfléchit pas en termes de transition écologique, mais de modification drastique.

Cet intérêt croissant pour l’imaginaire de la fin du monde se traduit-il par davantage de projets de recherche conduits par les étudiant·es, en Master ?

Oui, très clairement. C’est une thématique très présente après la licence, mais là aussi sous un double angle, c’est-à-dire que j’ai beaucoup étudiant·es qui s’intéressent à l’utopie, en plus de la dystopie. Ce que je remarque, c’est que quand j’ai commencé à faire cours, les étudiant·es s’intéressaient très peu à la politique, ils et elles privilégiaient des enjeux de mémoire aux problématiques de dystopie. La réflexion sur les alternatives, toute la pensée critique, le féminisme… il y a 20 ans, c’était complètement absent ! À présent, je trouve les étudiant·es à la fois politisé·es et engagé·es. En étant plus préoccupé·es par le sujet, ils et elles ont aussi développé une réflexion et une créativité que je n’observais pas du tout il y a 20 ans. À présent, j’essaye de réfléchir à la manière dont cette question de la fin du monde doit modifier le fonctionnement de l’Université elle-même.

C’est-à-dire, que faudrait-il changer dans le mode de fonctionnement de l’Université actuelle ?

Pour moi, on ne peut pas enseigner des sujets tels que la culture apocalyptique dans une sorte de bulle au sein de laquelle on continuerait à proposer des commentaires composés, des dissertations classiques sans s’interroger sur ce que les étudiant·es en pensent, en font.

Concernant la crise écologique, je trouve que ce qui est très excitant actuellement, en sciences sociales, c’est toute la remise en cause radicale des dualismes entre nature et culture, hommes et femmes, vivant et mort, science et raison, etc. – toute cette remise en cause des dualismes qui questionne profondément notre culture académique, nos manières de faire, notre apprentissage de la critique…

Le capitalisme est actuellement en train de mettre fin à notre monde. Alors, allons-nous continuer à enseigner cette activité critique jusqu’à ce qu’il s’écroule ? Ou bien allons-nous nous interroger sur la manière dont nous pouvons participer à l’effort collectif pour, non pas éviter complètement sa chute, mais en tout cas aider à rendre ce monde un peu plus vivable ?

Outre l’exercice de la bibliothèque de la fin du monde, quels autres travaux soumettez-vous aux étudiant·es, dans cette optique ?

J’ai également proposé un cours qui s’appelait « l’Université du monde d’après. » J’ai demandé aux étudiant·es d’élaborer un programme universitaire qui, selon eux, répondrait aux besoins de notre monde. C’était génial ! Ils et elles ont imaginé une université beaucoup plus pluridisciplinaire et reliée à son environnement, avec toute une activité pratique manuelle. Et puis, ils et elles ont essayé d’imaginer les matières dont on pourrait avoir besoin. On s’était même dit qu’il faudrait changer complètement les catégories, par exemple en renommant toutes les matières, et ce dès le secondaire. Un étudiant avait par exemple proposé de transformer les cours d’histoire en « nécrologies du monde d’avant » – c’était terriblement sinistre, mais très intéressant, parce que cela amenait cette question de ce dont on se souvient, et pourquoi on s’en souvient. Il s’agissait donc de ne pas se contenter de faire de l’histoire un répertoire des horreurs passées, mais de vraiment s’intéresser à ce qui, dans cette histoire, nous permet peut-être aussi d’avancer.


Propos recueillis par : Hildegard Leloué
Photo haut de page : Hildegard Leloué


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