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“L’objectif était de produire un contre-récit”

par | 17 septembre 2024


Gwendal Roblin fait partie du Loriot, un collectif de six chercheurs et chercheuses en sciences sociales à Poitiers, à l’origine du recueil de témoignages Avoir 20 ans à Sainte-Soline (éditions La Dispute, 2024). Présent.es à la manifestation anti-mégabassines du 25 mars 2023, qui a marqué les esprits par sa violence, ils et elles ont voulu documenter l’événement à partir d’entretiens sociologiques menés avec des jeunes présents ce jour-là à Sainte-Soline. Interview. 


Votre ouvrage dresse les portraits de neuf jeunes de 17 à 29 ans. Pourquoi avoir choisi de vous concentrer sur la jeune génération de manifestant·es ?

En tant qu’enseignant·es nous sommes souvent en lien avec des étudiant·es militant·es. L’objectif était de produire un contre-récit, c’est ce qui structure le livre. Nous avons voulu documenter et comprendre ce qui s’était déroulé en donnant la parole à celles et ceux qui sont parlé·es plus qu’ils et elles ne parlent : les jeunes manifestant·es. Nous nous sommes beaucoup inspiré des travaux du sociologue Gérard Mauger sur les révoltes urbaines de 2005. On dépeint la jeunesse comme trop violente, trop rêveuse ou trop léthargique, elle n’est jamais au bon endroit. On a donc voulu interroger cette jeunesse. 

Ce livre est né de la réponse politique et médiatique à la manifestation de Sainte-Soline. Comment votre regard de sociologue influence-t-il votre lecture des événements ?

Notre ouvrage est sociologique mais pas académique, on s’inscrit dans l’actualité avec peu de recul. Il est nécessaire que les chercheurs et chercheuses se saisissent de ces questions-là et que la sociologie soit engagée car pour nous il n’existe pas de recherche neutre. Il y a une contribution d’ACRIMED dans le livre qui montre que le traitement médiatique de ces événements est un journalisme de préfecture (donnant la parole à l’État, aux policiers, aux pro-bassines…). En tant que sociologues nous avons l’habitude de déconstruire cette doxa en rompant avec le discours commun. Ce qu’on sait faire c’est observer, réaliser des entretiens, donc on a donné la parole. Dans nos portraits, on restitue les trajectoires et la position sociale des jeunes. Grâce à notre travail, on a pu mettre en lumière les tiraillements individuels de ces militant·es. Par exemple, le rapport à la violence apparaît comme un point de rupture chez les enquêté·es, une tension entre ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils ont fait lors de la manifestation. Cela fait partie des choses que l’on peut saisir par une sociologie de la socialisation et qui dépasse le conflit simpliste entre violents et pacifistes.

Vous aviez aussi pour ambition de montrer la diversité des profils de ces militant·es et de ce qui les a mené·es à cette lutte. Pouvez-vous nous en dire plus ?

On voulait donner à voir l’hétérogénéité des manifestant·es, qu’est-ce qui fait que 30 000 personnes convergent à Sainte-Soline. On voit que les gens viennent pour différentes raisons, bien loin du cliché : des étudiant·es déconnecté·es, surdiplômé·es et qui n’ont jamais travaillé. Parmi les personnes interrogées, aucune n’est étudiante. Je pense à Anaëlle, ancienne maraîchère, elle a dû arrêter son exploitation à cause des sécheresses et est très au courant  de ces problématiques locales. Elle est issue de la bourgeoisie provinciale et est peu diplômée. Laura est soudeuse intérimaire, Mathis lycéen. On ne pouvait pas être exhaustifs dans les origines sociales de ces manifestant·es car il aurait fallu faire une enquête statistique et cela est compliqué voire impossible. Mais ce ne sont pas des gens déconnectés, ils et elles sont directement lié·es et en crise avec ces questions de violence, de rapport à la terre… Le père de Simon est gendarme et celui d’Amélie est agriculteur en conventionnel. C’est plus complexe et la sociologie c’est aussi d’une certaine façon l’art de la nuance.

Avoir 20 ans à Sainte-Soline se veut un contre-récit de cette journée du 25 mars 2023. Pourquoi votre récit a mis tant de temps à émerger et a encore aujourd’hui du mal à se faire entendre ?

Le pouvoir dispose de canaux de diffusion beaucoup plus puissants que les militant·es. Gérald Darmanin était le soir même sur les plateaux pour nous qualifier d’éco-terroristes et il avait préparé l’opinion publique à des images violentes. Les travaux de Serge Halimi ou de Pierre Bourdieu sur le champ médiatique dominant et sa proximité avec le pouvoir expliquent cet effacement de notre parole et la difficile émergence d’un contre-discours. Cet écrasement médiatique s’additionne à la violence de la répression sur place. Notre récit met du temps à émerger car il nécessite un travail long et sérieux. Quand on ne fait pas un travail sérieux, c’est facile de faire vite. Ce dont on a besoin en tant que chercheurs et chercheuses c’est de développer, et donc nous avons besoin de temps. Notre recueil est sorti pour le premier anniversaire de la manifestation (c’est très court à l’échelle sociologique !) en même que d’autres ouvrages et du documentaire Sainte-Soline, autopsie d’un carnage. Mais on peine encore à se faire entendre dans toutes les sphères de la société. 

Dans le livre, en plus des témoignages, des expert·es dans différents domaines interviennent. Comment s’articulent ces deux parties ?

Le cœur de l’ouvrage c’est véritablement les témoignages, mais il y a également des livrets photos et plusieurs textes d’interventions. Nous avons sollicité majoritairement des chercheurs et chercheuses (en sociologie, histoire de l’art, hydrogéologie, philosophie, droit…) mais également des artistes, des militant·es, une observatrice de la Ligue des droits de l’homme ou même un journaliste. Ces textes viennent renforcer notre enquête par leur expertise. On voulait en plus marquer ce récit en images, avec les photos de violence évidemment mais aussi une imagerie festive (des fanfares, des bouées, des slogans…). S’il n’y avait eu que de la recherche ça aurait été difficilement diffusable. Ces différents formats parlent entre eux, s’articulent et c’est ce qui fait la richesse de l’ouvrage. Je l’ai offert à ma grand-mère et je ne pense pas qu’elle l’aurait lu si ça avait été seulement un écrit de chercheurs ou de militant·es.


Propos recueillis par : Victor Maisonneuve
Photos : Hildegard Leloué

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