Figure de proue de l’économie circulaire à La Rochelle, l’association La Matière agit sur tous les fronts pour transformer des matériaux destinés à la benne en mobilier ou objets design, et sensibiliser les citoyens au réemploi par des ateliers de fabrication. Quand les déchets des uns deviennent la matière première des autres… grâce à un gigantesque écosystème. Rencontre avec Julien Duranceau, co-fondateur et président de l’association.
Des dizaines de tonnes de matériaux sauvées des bennes à ordures
Figurez-vous des containers entiers de bois exotique parcourant des milliers de kilomètres en mer pour rejoindre le port autonome de La Rochelle. Une partie de ce bois arrive avec des défauts, taches ou couleurs non conformes empêchant sa commercialisation, elle a donc traversé l’océan pour finalement terminer à la poubelle. Afin de limiter cette aberration écologique, l’association La Matière intercepte ce bois exotique avant qu’il ne devienne un déchet. “On le transforme ensuite en mobilier, planches à découper, manches de couteau, jardinières pour la ville de La Rochelle, cabanes de jardin et composteurs collectifs pour les pieds d’immeubles… détaille Julien Duranceau, président et co-fondateur de La Matière. On a sauvé des dizaines de tonnes de bois exotique ces deux dernières années, par un partenariat avec l’entreprise importatrice Tekabois.”
Le port autonome de La Rochelle est loin d’être le seul gisement de matière première pour l’association, qui compte dans son réseau de nombreuses structures chez qui récupérer des déchets ou chutes de fabrication. Le tapissier et sellier contemporain Intemporel à La Rochelle par exemple met à sa disposition des chutes de cuir et de tissu de grande qualité. Cyclad, syndicat mixte de collecte des déchets basé à Surgères, lui ouvre les portes de ses 25 déchetteries du Nord de la Charente-Maritime et lui a déjà permis de récupérer 3000 m3 de meubles. Ceux-ci sont ensuite relookés, détournés ou démantelés pour trouver une seconde vie. Avec toujours cette intention : être créatif et sortir de l’image poussiéreuse des recycleries.
Douze pieds, éco-conception et insertion par les outils
Dans les déchetteries l’association récupère notamment les pieds de table et de chaise en bois pour fabriquer un de ses produits phares, le Douze pieds, équivalent du Mölkky mais entièrement éco-conçu. Les sacs servant à ranger le jeu sont faits à partir de draps déclassés d’une blanchisserie du secteur et ils sont cousus par l’ESAT L’œuvre d’Emmanuelle à Châtelaillon, établissement pour l’insertion des personnes adultes handicapées. Depuis le lancement du Douze pieds en 2017, La Matière a conçu 500 jeux, à partir de 4000 pieds de meubles récupérés dans uniquement 3 des 25 déchetteries. “Nous ne manquons pas de matière première constate Julien Duranceau, il y a encore un gros travail de conscientisation à faire car recycler et jeter différemment ne suffit pas. Il faut consommer autrement.” L’association pourrait produire davantage de Douze pieds mais ça n’est pas l’idée, ce faisant elle se couperait de partenaires comme l’ESAT l’œuvre d’Emmanuelle qui ne serait plus en capacité de fournir. Or l’objectif est de développer des projets qui ont du sens, sur le plan environnemental mais aussi social. Dès sa création en 2014 l’association avait mis en place un partenariat avec Les Francofolies de La Rochelle pour récupérer les matériaux mis au rebuts lors des montages et démontages du festival. Elle avait notamment récupéré des bâches transformées ensuite en sacs Francofolies par un chantier d’insertion. Le Centre Communal d’Action Sociale d’Aytré à côté de La Rochelle mène également des actions avec La Matière. Cet automne, les deux structures ont mis en place un atelier citoyen pour permettre aux habitants de venir rénover et aménager une extension à l’épicerie sociale de la commune, uniquement à partir de matériaux de récupération. L’occasion pour les habitants de prendre les outils, d’apprendre à bricoler et de découvrir le principe de l’upcycling.
Vivant La Radio / Reportage
L’atelier citoyen d’Aytré, rénovation et relooking 100% récup d’un futur lieu de convivialité. Avec La Matière et le CCAS d’Aytré.
Un magasin des matières
Chutes industrielles de bois et de cuir, tissus, bâches, restes de peinture… la matière collectée pour le réemploi est stockée dans une matériauthèque, au cœur du local de 200m² de l’association installée à Périgny.
Quand elle ne sert pas de matière première à l’équipe salariée pour la production de ses propres produits vendus via sa boutique en ligne ou dans des magasins de créateurs, elle est utilisée par la centaine d’adhérents de l’association, aux profils multiples : “Il y a des particuliers, des bricoleurs autodidactes, des créateurs, des entreprises, des artisans comme cette menuisière de Périgny qui vient acheter son bois ici, des ESAT qui ont des ateliers de couture et qui s’approvisionnent chez nous.” Soit les adhérents repartent avec leur matière première, soit ils restent sur place, dans l’atelier adjacent, pour prendre les outils et concevoir des meubles ou objets à partir des matériaux à disposition. Ce magasin des matières est en quelque sorte à l’origine de l’association : “Quand en 2014 nous réfléchissions avec Pierre-Hugo Barbançon à un projet de société impactant, en phase avec nos profils et nos valeurs, l’idée d’un magasin de bricolage qui vendrait uniquement des matériaux recyclés s’est rapidement imposée à nous” explique Julien Duranceau. Pierre-Hugo est designer, formé à l’École de design de Nantes. Julien est spécialiste de l’économie circulaire et militant depuis toujours pour la cause environnementale, il se définit aussi comme “un couteau suisse de la gestion d’entreprise” du fait de sa formation en sciences du management. Une compétence qui lui a permis de développer l’association sans subventions de fonctionnement. Elle emploie aujourd’hui quatre équivalents temps plein, parfois plus, grâce à la vente de productions et de prestations. “On a prouvé que c’était possible, en partie grâce à notre fonctionnement en écosystème. C’est notre force. Maintenant on est en suractivité ! Ce lieu c’est un laboratoire, on aurait besoin d’un espace 10 fois plus grand.”
Sensibiliser tous les publics
Parmi le fourmillement d’activités chez La Matière, la sensibilisation des publics à la réduction des déchets et à l’économie circulaire. Et toutes les occasions sont bonnes pour mettre des outils entre les mains des citoyens. “Le message qu’on transmet passe toujours mieux s’il est accompagné de l’acte de faire” confie Julien Duranceau. On a animé récemment un atelier de fabrication de décapsuleurs à la brasserie Bastard, à partir de padouk, un bois coupé en Afrique Centrale. En 20 minutes les gens se font un objet. Et du fait de l’avoir fabriqué de leurs mains, c’est évident que quand ils s’en serviront ils parleront de l’histoire de ce bois exotique.” L’association est également très active du côté des jeunes, de l’école primaire à l’Université. Avec le Centre Départemental d’Information Jeunesse de La Rochelle, elle a organisé des ateliers pour les 15-17 ans durant lesquels les participants ont fabriqué des enceintes naturelles pour smartphone. La Matière intervient aussi au Lycée des métiers du bois de Surgères, avec l’action “Mon tiroir est commode”. “Dans cet établissement il n’y avait pas de cours d’éco-conception. On emmène des jeunes dans des déchetteries pour leur faire voir ce que deviennent les quantités de meubles qu’ils seront amenés à fabriquer. Ensuite on leur lance un challenge : ils ont 100 tiroirs et 10 séances pour fabriquer quelque chose avec.” Comme pour toutes les actions menées par La Matière, ce défi réunit deux ingrédients : la matière brute et la matière grise.
Rédaction : Hélène Bannier
Photos : Annabelle Avril, Julia Vandal, Hildegard Leloué