La ville, un espace viril ? Spécialiste des questions d’égalité, de mixité et de genre dans l’espace public et les cours de récréation, la géographe Edith Maruéjouls accompagne les collectivités souhaitant mener des politiques plus égalitaires en matière d’aménagement urbain. Interview à l’occasion de sa venue à Poitiers pour travailler sur la refonte du quartier de la gare.
En quoi peut-on considérer la ville comme un espace genré ?
La ville est un espace inégalitaire entre les hommes et les femmes. Il est plus difficile pour elles de s’approprier l’espace public, de s’y rendre visible, mais aussi d’y faire sujet. Par “faire sujet”, j’entends avoir la possibilité de s’immobiliser dans la ville, d’y occuper une position fixe plutôt que de seulement la traverser. De manière générale, une femme assise seule sur un banc, qui ne lit pas, qui n’écoute pas de musique ou ne regarde pas son téléphone pour être simplement ouverte au monde, c’est quelque chose de peu accepté, voire de considéré comme suspect. Pour cause, l’image du corps immobile active l’imaginaire de la prostitution : une femme qui ne bouge pas attend, qu’attend-elle exactement ? On la soupçonne d’achalander. C’est très important cette question de la mobilité, parce que vous ne faites pas société de la même manière quand vous vous arrêtez – quand vous occupez une forme de place physique – que quand vous marchez. Un corps qui ne s’immobilise pas, c’est un corps qui est moins visible.
Les femmes sont donc moins visibles dans l’espace public ?
Complètement. Un autre fait qui participe à leur transparence, c’est que les femmes ne font pas corps social, c’est-à-dire qu’elles n’occupent pas l’espace urbain en nombre. Pourtant, un rapport de force dans une société, ça passe par le visuel. Si on se pose la question « y a-t-il des espaces où on retrouve systématiquement des groupes de 10, 15, 20 femmes dans l’espace public ?« , je pense qu’on aurait du mal à les situer. Par contre, si je vous demande là où se concentrent les groupes d’hommes en ville, des lieux viennent plus facilement à l’esprit : les terrasses de café, les arrêts de bus, les équipements sportifs en plein air… Pour donner un ordre d’idée général, ce sont 10% des garçons qui occupent 80% de l’espace public.
Ce manque de visibilité s’observe aussi au travers des noms donnés aux rues : seuls 4% sont ceux d’une femme. Cela signifie deux choses : on ne prononce pas le féminin dans l’espace public et on invisibilise quasiment 52% de l’humanité dans la manière dont elle fait société. Peut-on sincèrement imaginer qu’uniquement 4% de femmes, dans toute l’histoire, méritent une rue à leur nom ?
En tous les cas, il serait totalement faux de croire les femmes absentes de l’espace public. Elles travaillent, amènent, transportent, tirent, poussent, accomplissent des charges domestiques… La différence est qu’elles n’y sont pas aussi légitimes que les hommes, qu’elles ne jouissent pas de la même liberté ni de la même visibilité, sans compter les violences qu’elles y subissent.
S’il est moins facile pour les femmes de s’approprier la ville, c’est parce qu’elles n’y sont pas en sécurité ?
Les chiffres sont là et ils ont été maintes fois répétés. Les femmes se font harceler dans la rue à partir de 12 ans ; 100% des utilisatrices des transports en commun ont été importunées, suivies ou agressées au moins une fois dans leur vie. Et le pire, c’est qu’il s’agit le plus souvent d’agressions commises de jour ! C’est justement cela qui forge les fondements de l’impunité. Il y a urgence à travailler sur cette question, parce qu’un lieu violent, c’est avant tout un lieu où l’on sait que l’on ne va pas être puni. Toutefois, de la même manière qu’il n’existe pas de gène de la compétence en numérique, il n’existe pas non plus de gène de l’agressivité chez l’homme. La violence relève du construit, non de l’innée – et tant mieux quelque part ! Cela signifie qu’on peut agir pour changer cela, qu’il existe une porte de sortie.
Dans le cadre de votre thèse consacrée à l’égalité filles/garçons dans les équipements et espaces du loisir des jeunes, vous vous êtes intéressée à la mixité dans les cours d’école. Cette répartition genrée de l’espace et les inégalités qui en découlent, c’est quelque chose que nous apprenons dès l’enfance ?
Oui, c’est l’absence de relation, en particulier dès l’enfance, qui fait relation violente plus tard. La cour de récréation, c’est le premier espace de relation autonome sociétale. On y apprend la relation à l’autre ; c’est un endroit qui devrait être propice à assimiler les bases de rapports sains et égalitaires entre les genres. Or, ce qu’on observe, c’est que la norme est à la non-mixité. Il y a les grands jeux de garçons comme le foot (pour lesquels on dessine un espace distinct dans la cour et qui sont supervisés par un adulte) et les “petits jeux de filles”, comme les perles ou la danse, dont la pratique est parfois reléguée dans une salle de classe. Ces jeux sont difficilement perméables : il existe une hiérarchie systémique, basée sur des stéréotypes de genre, qui suppose une faiblesse physique chez les filles.
Ne pas partager un espace, c’est pourtant ôter toute possibilité de rencontre. Et cette division genrée de l’espace, en plus de faire renoncer à une relation, à une amitié potentielle, elle tend aussi à exclure les autres formes de mixité : entre petits et grands, entre valides et non valides, par exemple. Enfin, je précise que l’objectif, ce n’est ni que toutes les filles se mettent au foot, ni de faire de la compensation en dessinant une marelle à côté du terrain de foot. L’égalité, c’est sentir qu’on a le droit et la liberté de pratiquer le loisir que l’on veut, quel que soit son genre.
Quel rapport établissez-vous entre ce qui se passe dans la cour de récréation et dans l’espace urbain ?
Le rapport, c’est que les besoins ou les envies des filles et des femmes ne sont jamais organisés dans l’espace. À l’échelle de la ville, la “petite mobilité” des femmes (la question de comment elles vont faire les courses tout en déposant les enfants à l’école, par exemple), ce n’est pas du tout pris en compte ! Ce qui pourrait faciliter leur quotidien n’est pas considéré comme du “grand aménagement”. Sur la question de l’activité physique et sportive dans l’espace du dehors, j’entends encore des urbanistes me dire qu’il ne sert à rien de mettre en place des équipements pour les femmes, puisqu’elles ne font pas de sport. Elles sont pourtant 64% à en pratiquer un dans le pays ! Dans l’espace public, le corps de la femme est considéré comme un corps de décoration, un corps à prendre, mais jamais comme un corps sportif.
Il faut comprendre qu’il y a des gens qui aménagent des espaces publics, qui conçoivent des politiques publiques, qui dépensent de l’argent public, pour lesquels la relation de fille/garçon et femme/homme n’est pas importante. C’est dramatique, et cela se traduit très distinctement sur le terrain. Quand je demande à des collégiens et des collégiennes « d’après toi, est-ce que c’est important de passer du temps ensemble, entre filles et garçons ?« , j’ai 100% d’une classe qui me répond « non« . Quand je pose la question, en classe de CM1 ou de CM2, « à ton avis, quel est le pourcentage de filles et de garçons en France ?« , il y a des élèves qui me répondent « 70% d’hommes« . Je vois ensuite les visages se décomposer quand j’explique qu’il y a 52% de femmes pour 48% d’hommes. Étant donné qu’ils voient davantage d’hommes dans les médias, dans la rue, les proportions qu’ils ont de la société sont totalement faussées.
Comment analysez-vous un territoire sous le prisme du genre ?
L’objectif de nos diagnostics de territoire, c’est d’être au “corps à corps de la transpiration du vécu”. C’est-à-dire qu’on recueille le témoignage des femmes sur leur expérience de la ville, on leur demande ce qui fait qu’elles n’ont pas envie de s’arrêter dans certains lieux, pourquoi elles évitent certains trajets. Ensuite, nous organisons des “marches sensibles” avec elles pour leur permettre de s’approprier l’espace, d’y faire nombre. On s’arrête sur les sensations, l’esthétique, ce qui leur manque ou ce qui les gêne. J’observe que les femmes sont souvent très inclusives dans leurs témoignages. Avant de parler d’elles, elles mentionnent les difficultés que rencontre autrui. L’enjeu, c’est donc aussi de réhabiliter l’ expression de leurs propres désirs.
Comment avez-vous vu évoluer la prise en compte du genre dans les politiques publiques d’aménagement du territoire, depuis que vous faites ce métier ?
Il y a 20 ans, quand j’ai commencé, c’était un sujet beaucoup moins traité médiatiquement. Le revers de la médaille, c’est aussi que beaucoup de personnes s’approprient désormais ces thématiques sans l’expertise nécessaire. Des confusions sont faites : enherber un terrain de foot en pensant aller dans le sens de l’égalité des genres, par exemple. Il faut bien comprendre que ces questions ne relèvent pas du débat d’opinion. En tant que géographe, j’évolue dans un paradigme d’étude scientifique : je compte, j’objective, je teste, je mets des hypothèses en place et je les vérifie. Dans cette idée, il faudrait que davantage de formations prennent en compte le genre. Par exemple, que les urbanistes apprennent à concevoir la ville en intégrant des problématiques sociales, en essayant de ne pas reproduire les inégalités dans leurs constructions.
Quelles solutions peuvent être mises en place, pour faire de la ville un espace plus égalitaire ?
À l’origine du problème, il faut légitimer les jeux des filles dans la cour de récréation en leur donnant davantage d’espace et en les encadrant. On peut aussi installer des tables au centre de la cour pour favoriser la discussion, créer un espace dédié à la danse et à la corde à sauter ; car quand vous faites tourner une corde, tout le monde saute !
Concernant la ville, il faut conserver à l’esprit que l’aménagement de l’espace, ce n’est jamais une conception neutre : beaucoup pensent faire du neutre, alors qu’ils font en réalité du masculin. Il est donc vital de consulter les femmes sur ce qu’elles veulent, en veillant à ce que la parole soit équitablement répartie dans les concertations publiques, qui doivent d’ailleurs se tenir à des horaires compatibles avec leur quotidien.
Évidemment, il faut aussi briser l’impunité et aménager l’espace urbain en conséquence, par exemple en utilisant des surfaces vitrées pour permettre de voir et d’être vu. Il s’agit également d’apprendre à faire confiance à la relation entre les genres. Cela peut passer par le partage de blocs sanitaires, qui permettrait de casser la mise en scène de ce qu’est être “un vrai garçon”, dans l’entre-soi masculin que représentent les toilettes pour hommes.
Bien sûr, il faut aussi être conscient qu’il peut se passer des choses dans les espaces mixtes, mais ce n’est certainement pas en séparant les filles et les garçons que l’on va régler le problème des violences sur les corps.
Façonner un espace urbain plus égalitaire, ensuite, c’est ne pas se contenter de penser la société comme séparée entre hommes et femmes. Il faut toujours se demander quelles autres relations cette binarité (qui n’est pas pertinente dans 90% des cas) masque, en concentrant toute l’attention sur elle. Par exemple, quand vous créez des vestiaires de piscine pour femmes et des vestiaires pour homme, que fait-on de la parentalité ? Quel espace vous est dédié, quand vous êtes une mère avec son fils ? Un père avec sa fille ? Quand je conçois des équipements semblables avec des architectes, je pense à des vestiaires familiaux.
Enfin, être sujet de l’espace, cela passe aussi par le visuel. On peut arrêter avec les publicités du type “une femme à poil pour vendre un Perrier”. Il est aussi possible de s’inspirer d’autres villes telles que Vienne, qui travaille depuis une dizaine d’années sur les questions d’urbanisme sensible au genre. La capitale autrichienne veille notamment à la représentation des femmes dans ses visuels et pictogrammes, par exemple avec des feux piétons représentant hommes, femmes, mais aussi couples gays et hétérosexuels.
Déconstruire une société, enfin, c’est peut-être accepter d’enlever de l’équipement quand celui-ci crée des inégalités manifestes.
En somme, l’égalité est un enjeu sociétal fort, un enjeu démocratique essentiel. Mais c’est aussi un enjeu humain. C’est tout simplement de la capacité à faire société dont nous parlons ici. Et la société, c’est d’abord deux moitiés d’humanités qui se rencontrent.
Photos et propos recueillis par : Hildegard Leloué