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L’enjeu numéro un c’est la biodiversité, et non le changement climatique

par | 27 janvier 2022


Des immenses défis que connaît la planète aujourd’hui, le dérèglement climatique est toujours présenté comme le premier à relever. Une erreur d’appréciation selon Vincent Bretagnolle, directeur de recherche au CNRS-Centre d’Etudes Biologiques de Chizé et coordinateur du rapport Ecobiose sur le rôle de la biodiversité en Nouvelle-Aquitaine. L’enjeu premier, c’est la biodiversité. Explications.


Pourquoi l’enjeu de la biodiversité est-il prioritaire sur l’enjeu climatique ?

Je vais d’abord faire une démonstration par la négative : imaginons un instant qu’on réduise la problématique du changement climatique grâce à un certain nombre de solutions, celles qui sont aujourd’hui promues, comme l’énergie nucléaire, les batteries à hydrogène ou les éoliennes. Imaginons que nous parvenions à rendre “propre” notre production d’énergie du point de vue du carbone émis, cela ne réglerait en rien le problème de la biodiversité. Pourquoi ? Parce que l’émission de CO2 dans l’atmosphère et le mode de production d’énergie ne sont pas à l’origine du déclin de la biodiversité. On croit souvent que la crise de la biodiversité résulte du changement climatique, ce qui est complètement faux. Les variations de température, du niveau des océans, leur acidification… tout cela ne va, évidemment, rien arranger. Mais il s’agit de phénomènes à venir.
Ce qui est à l’origine du déclin actuel de la biodiversité, c’est la manière dont nous utilisons l’espace. Il faut savoir qu’au cours des derniers milliers d’années, nous avons éliminé à peu près 90% des forêts – 90% de la biomasse végétale de la Terre. Nous les avons d’abord transformées en prairies destinées à l’élevage, puis les prairies en cultures et, aujourd’hui, à cause de l’agriculture intensive, certaines terres sont même devenues impropres à l’agriculture. Cette surproduction nous a fait perdre près de 10% de la surface cultivable dans le monde, en désertifiant une bonne partie des savanes, par exemple. C’est donc cette transformation de l’usage des terres qui est à l’origine de l’extinction de la biodiversité. Entre 1970 et aujourd’hui, nous avons perdu près de la moitié des oiseaux en Europe, ainsi qu’environ trois quarts des insectes. A l’échelle planétaire, c’est à peu près 75% des individus vertébrés que nous avons perdus, mammifères, oiseaux, poissons, amphibiens … C’est absolument colossal. Et si on remonte encore un petit peu plus dans le temps, la biomasse des mammifères (c’est-à-dire, le poids de l’ensemble des mammifères sur la Terre) était à 99.9% composée par des animaux sauvages il y a 2000 ans. Aujourd’hui, cette part n’est plus que de l’ordre d’1 ou 2%. Autrement dit, l’Homme et ses animaux domestiques représentent aujourd’hui environ 98% de la biomasse des mammifères.

Lutter contre le changement climatique ne permet donc pas de freiner l’érosion de la biodiversité. Mais en revanche, prendre soin de la biodiversité permet-il de limiter la crise climatique ?

Effectivement, résoudre la problématique du changement climatique ne changera rien à celle de la biodiversité. Cela pourrait même l’aggraver puisqu’une partie des solutions qui sont proposées nuisent gravement à la biodiversité, notamment à travers l’usage des sols. Je pense en particulier à la bioénergie ou la fabrication d’énergies « vertes ». Alors que oui, au contraire, si on pense à la problématique de l’énergie et des émissions de gaz à effet de serre, rappelons que la seule machine capable de pomper du carbone dans l’atmosphère, c’est la photosynthèse avec les arbres, les forêts, les tourbières et les algues ; c’est-à-dire la biodiversité. C’est notre seul moyen pour atteindre la neutralité carbone. Nous ne disposons d’aucune autre solution technologique fonctionnelle à grande échelle pour atteindre cette neutralité à l’horizon 2050 ou 2075. Je pense donc qu’il est absolument capital aujourd’hui d’inverser notre lecture, de manière un peu radicale. Je ne dis pas qu’il ne faut plus s’occuper du changement climatique. Je dis simplement qu’il faut inverser nos priorités et remettre à notre agenda la problématique de la biodiversité, ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui.
Je constate d’ailleurs un paradoxe étrange : en tant qu’humains, nous faisons partie prenante de la biodiversité. Pourtant, nous regardons la crise de la biodiversité avec une certaine distance, par rapport à celle du changement climatique ; comme si elle ne nous concernait pas.

Vous évoquez une résolution de la crise climatique qui prendrait appui sur la biodiversité. Qu’en est-il de la résolution de la crise de la biodiversité ? Peut-on encore garder espoir, au vu des chiffres colossaux que vous avez énoncés ?

Nous touchons ici une autre différence essentielle, entre changement climatique et biodiversité. En termes de changement climatique, il nous faudra des dizaines de milliers d’années pour retourner à l’état préindustriel, en matière de carbone dans l’atmosphère. La problématique du carbone est donc réversible, mais extrêmement lente.
La biodiversité, c’est exactement l’inverse. Les pertes sont irréversibles : si nous perdons une espèce, nous ne pouvons pas la recréer. Par contre, la bonne nouvelle, c’est que la nature est très résiliente, de sorte que nous sommes capables d’inverser les phénomènes de manière extrêmement rapide : dans les espaces naturels où nous avons pratiqué ce qu’on appelle la “restauration écologique”, on a pu voir revenir, en l’espace de quelques années, des espèces qui avaient localement disparu. Donc, non, tout n’est pas perdu. Bien sûr, il y a quand même des centaines d’espèces sur la planète qui ont disparu au cours des trois derniers siècles, oiseaux, mammifères pour l’essentiel, mais aussi des insectes et des plantes. Mais pour l’instant, cette perte ne représente qu’une petite fraction de la biodiversité. Ce qui est problématique aujourd’hui, ce n’est pas tellement les disparitions d’espèces, c’est leur déclin généralisé, qui touche jusqu’aux espèces les plus communes. Mais il est encore temps d’agir contre cela. En changeant nos modèles extractivistes ou productivistes pour des modèles plus résilients, la nature reprendra rapidement ses droits.

A votre avis, pourquoi voit-on généralement un rapport de cause à effet, entre changement climatique et érosion de la biodiversité ?

Tout d’abord, je crois qu’il est plus facile de mesurer des paramètres comme les températures, l’hygrométrie, la vapeur d’eau dans l’atmosphère que de mesurer la biodiversité, qui est beaucoup plus délicate à quantifier. De même, il est infiniment plus complexe de comprendre le fonctionnement d’un écosystème que celui de nos climats. J’en veux pour preuve que nous sommes capables de modéliser le climat de manière assez satisfaisante : le GIEC et les climatologues ont démontré, au cours des 40 dernières années, qu’ils ne se trompaient pas dans leurs prédictions. Or, nous, écologues, sommes aujourd’hui incapables de modéliser un écosystème, et encore plus incapables d’effectuer quelque prédiction que ce soit pour l’avenir. Nous ne prédisons d’ailleurs rien : tous les chiffres que j’ai mentionnés sur l’érosion de la biodiversité sont rétroactifs, c’est-à-dire que nous mesurons ce qui s’est produit au cours des 70 dernières années, sans avancer de pronostics sur le futur. Pourquoi ? Parce que la manière dont notre exploitation des ressources affecte la biodiversité et les écosystèmes est beaucoup plus complexe que cet effet sur le système climatique de la Terre (relargage du carbone emprisonné dans les énergies fossiles). Nous possédons donc bien moins d’informations dessus, ce qui nous empêche d’effectuer des projections.

Vous avez coordonné le rapport Ecobiose qui examine le rôle de la biodiversité en région Nouvelle-Aquitaine. Dans quel contexte cette expertise scientifique s’est-elle déroulée, et quelles en sont les conclusions ?

Ecobiose, c’est justement ce qui m’a fait prendre conscience de ces différences entre biodiversité et changement climatique. Début 2017, Alain Rousset (ndlr : président de Nouvelle-Aquitaine) et Nicolas Thierry (ndlr : conseiller régional et vice-président en charge de la biodiversité à l’époque) ont réactualisé AcclimaTerra. AcclimaTerra est une expertise collective qui entend adapter les scénarios du GIEC, planétaires ou éventuellement nationaux, à l’échelle des régions. Ils ont également eu l’idée de lancer une initiative parallèle, autour de la biodiversité, en se basant sur la Plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). J’ai été contacté pour mettre en place cette expertise. Ma réponse a été claire : en termes de biodiversité, nous n’avons pas de scénarios.
Alors, plutôt que d’élaborer des modèles qui n’auraient aucun sens à l’échelle de la région, j’ai réuni environ 110 scientifiques du territoire autour d’une question : « pouvons-nous, aujourd’hui, quantifier les services que rend la biodiversité à l’économie et à la culture, à l’échelle de l’ensemble de la région ? »
Pendant deux ans, nous avons épluché la littérature scientifique et les articles portant sur la Nouvelle-Aquitaine, afin de déterminer le rôle de la biodiversité, milieu par milieu. Et donc, au travers de l’examen de 2000 articles scientifiques au total, nous avons été en mesure de produire un certain nombre de chiffres, qui sont rapportés dans le rapport Ecobiose. Il fait 400 pages environ, mais ce qu’il faut essentiellement en retenir, c’est le rôle absolument considérable de la biodiversité, en particulier dans l’économie du territoire. Il faut savoir que la Nouvelle-Aquitaine est une région dont le PIB repose, pour moitié, sur une économie qui exploite ou gère les ressources naturelles, que ce soit l’agriculture, la conchyliculture, le bois, le tourisme … Tout ceci repose sur la biodiversité et les écosystèmes. Ce qu’on a démontré avec Ecobiose, c’est donc que la biodiversité était le support de très loin majoritaire et crucial de la durabilité économique de cette exploitation des ressources naturelles.

Ecobiose a donc permis d’établir un constat fort sur les services rendus par la biodiversité, mais ce rapport a t-il été suivi d’actions ou d’engagements ?

Ecobiose a servi de base pour produire Néo Terra, une feuille de route régionale ayant pour but d’assujettir toutes les politiques publiques, pour les dix prochaines années, à la transition écologique sous tous ses aspects. Elle a été votée à la quasi unanimité par le collectif régional, à l’été 2019, avec des objectifs extraordinairement ambitieux : y est notamment inscrite la sortie complète des pesticides d’ici 2030, non seulement en viticulture, mais aussi en agriculture. Deux ans après la publication du rapport, nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour évaluer l’efficacité des mesures mises en œuvre. Ce que je peux simplement dire, c’est que pour l’instant, nous ne sommes pas encore du tout en phase de reconquête de la biodiversité, à l’échelle de la Nouvelle-Aquitaine.


Propos recueillis par : Hildegard Leloué
Photos : Sabrina Gaba et Annabelle Avril

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